Carnet de route Afrique-Asie #11: Youssef, un enseignant libyen qui gagne 200 francs suisses par mois

Publié le 09/12/2022

CARNET DE ROUTE (11) – Comme beaucoup de Libyens, il s’est lancé dans l’entreprise individuelle. Du B-24 « Laday Be Good » à la bataille d’Al-Alamein.

La tristesse inonde le visage d’Abdul en nous montrant le grand hôtel de la place, rasé le « bulldozer idéologique ». Abdul n’a pas la langue dans sa poche et prend soin de fermer sa porte de sa chambre en évoquant les pots-de-vin du gouvernement actuel. Il nous prépare du thé sur sa résistance électrique quand tout à coup un homme décidé fait irruption sans se présenter. Rompu à cette soudaine attitude intrusive, Abdul le fait asseoir sur son lit et se tourne malicieusement vers moi: « Vous savez qui est ce Monsieur? C’est un flic venu fourrer son nez. Il veut savoir qui vous êtes. »

L’homme ne lâche pas même un sourire et cuisine un Saad mal à l’aise mais qui finit pourtant toujours par s’en tirer. Il y a seulement quelques années encore, on risquait gros si on se faisait pincer à parler à un étranger. Aujourd’hui, c’est du moins l’explication officielle de la police, « nous sommes là pour vous protéger »… Puis le policier en civil, le sens du devoir accompli, se lève d’un coup et disparaît dans une silence embarrassé.

LE TERRIER Le concierge du bunker du feu maréchal Rommel grogne mais finit par décrocher la clé d’entrée et nous glissons sous terre sans savoir si nous marchons dans ses pas ou ceux de l’histoire. Mais le terrier a été vidé, repeint à la va-vite, troué (pour imiter les impacts de balles), illuminé même, tant et si bien qu’il ne reste aucune trace de vie du « renard du désert » qui fit trembler l’Afrique du nord.

Juste é côté gisent les débris du « Lady Be Good », un B-24 américain qui devait prendre part le 4 avril 1943 à un raid sur Naples. Un problème de moteur, une tempête qui vira à 180 degrés et une panne sèche firent sauter en parachute les neuf membres de l’équipage avant que la carlingue ne s’écrase en plein désert libyen.

Les hommes moururent de soif et l’avion ensablé ne fut repéré qu’en 1958, puis rapatrié à grande peine à Tubruk en 1994. Aujourd’hui ses débris sont entreposés pêle-mêle devant l’office du tourisme et l’argent du musée militaire prévu, nous avait dit l’archéologue en chef de Cyrène, envolé…

L’ECLIPSE Au moment de partir, Youssef nous fait monter dans sa voiture. Il tient aussitôt é nous montrer une brochure touristique en anglais sur l’éclipse totale du soleil (29 mars 2006). En 36 ans, le gouvernements n’avait jamais jusque-là misé que sur les revenus du pétrole. A présent, il semble s’extirper d’une longue somnolence considérant soudainement la valeur des sites archéologiques découverts par les Italiens puis abandonnés. Prenant exemple sur l’Egypte, son voisin qui en a fait sa première industrie, la Libye s’ouvre sur le tourisme mais avec un manque total d’expérience. Les chiffres ronflants du Ministère du tourisme annoncent 750’000 touristes pour assister à l’éclipse!

EL-ALAMEIN Youssef est enseignant et ne gagne que 200 dinars libyens par mois (l’équivalent de 200 chf) et comme bien des Libyens, il s’est lancé dans l’entreprise individuelle. Nous partons ensemble pour une visite singulière de « tourisme nécrologique »: la visite des cimetières de la Deuxième Guerre mondiale. Le musée du cimetière français présente la résistance héroïque de son armée qui s’opposa pendant deux semaines à l’Afrikakorps de Rommel pourtant dix fois plus nombreux et mieux équipé. Ce haut fait d’armes incroyable permis aux Alliés d’acheminer hommes et matériel en Egypte et d’y gagner la bataille décisive d’El-Alamein (80’000 morts).

A partir de là, les troupes allemandes furent repoussées jusqu’à Tunis où Rommel fut contraint de signer sa défaite. Ce qui fit dire en 1942 au général de Gaulle depuis Londres: « Le monde a reconnu la France, quand, à Bir-Hakim, un rayon de sa gloire renaissante est venu caresser le front sanglant de ses soldats (…) »

« Notre apparition attise la tension latente »

MALAISE Youssef nous conduit ensuite plein d’entrain à son domaine annoncé par un grossier portique. Quelques bungalows en triste état dominent sa magnifique baie ayant appartenu au roi Idriss de Libye. Au bord de l’eau s’élèvent des cabines de bain construites à partir de palmes et de caisses de munitions.

Youssef insiste pour que l’on revienne et s’imagine déjà tenir un pont avec l’Europe. Le soir même, il tient à nous inviter dans un excellent restaurant de poissons et devant sa gentillesse qui laisse poindre le désespoir, nous ne voulons pas blesser sa fierté mais cachons mal notre malaise de lui susciter, comme à d’autres, de faux espoirs. « Je vous avais attendus depuis si longtemps » lâche-t-il.

BARDIA A l’approche de la frontière égyptienne, Bardia surplombe plusieurs criques abruptes qui sont en fait de parfaits abris pour des sous-marins. C’est là, dans une maison italienne aujourd’hui en ruine, que John Frederik Brill, 22 ans, soldat du « Royal Army Corp » peignit sur un mur des scènes de guerre à l’aide de carbone de batteries avant de mourir quelques mois plus tard. Nous apprécions la virginité de cette côte sauvage encore à l’abri des promoteurs.

La douane libyenne connaît un boom de la construction inattendu. Elle ressemble à un vaste chantier dont l’effigie de Kadhafi est absente. Pas moins de six contrôles avant la douane où le courtois préposé tend une chaise à Nathalie. On nous offre deux sodas. Les passagers de minibus égyptiens forment des queues bien ordonnées. Depuis Benghazi, des cordes d’amarrage de bateaux mises en travers de la chaussée servent de gendarmes couchés, mais ici, à la périphérie même du pays, la Libye semble méconnaissable. On ne badine plus avec la modernité: des pieds métalliques actionnés électriquement sortent de terre pour barrer le goulet d’étranglement.

BOMBE Le no man’s land avant la frontière égyptienne, cerné de deux hauts murs, n’a jamais aussi mal porté son nom. Sur les bas-côtés jonchés de détritus s’agite un foule anarchique, bigarrée et vociférante: assise, debout, partout! Tout à coup, un oignon atterrit violemment sur la sacoche de guidon de Nathalie. Notre apparition attise la tension latente. Pour apaiser la situation, un douanier nous pèle une orange et hèle des adolescents surexcités vêtus de djellabas crasseuses. Contenue tout entière dans cet instant précis, nous percevons la bombe démographique de 80 millions d’âmes qu’est l’Egypte d’aujourd’hui.

Claude Marthaler, de Benghazi à Alexandrie, Egypte, km 6147

La liberté, 11 mars 2006

Avec son amie Nathalie est parti de Genève en octobre pour rejoindre l’Afrique. Ils sont en train de quitter la Libye pour l’Egypte. Marthaler a écrit de nombreux livres dont « Le Chant des roues, 7 ans à vélo autour du monde ».