Carnet de route Afrique-Asie #10: Mukthar, « Che Guevara » libyen

Publié le 03/12/2022

CARNET DE ROUTE (10) – Claude Marthaler a eu la chance de passer à Benghazi avant la tempête de sable. Mukthar fut pendu par les Italiens à Wadi al-Kuf.

A la vue de la « mer blanche » des Turcs et des Arabes (la Méditerranée), l’austérité du paysage s’amenuise mais celle de l’humain persiste. Dès le petit matin, les cafés mal éclairés d’Adjabiha deviennent des lieux éminemment masculins qui sentent le tabac aromatisé à la pomme.

Les têtes des clients, ceinturées d’un chèche, accusent encore un peu de fatigue de la nuit. Relevées vers le poste de télévision qui diffuse tour à tour la Coupe d’Afrique de football et des clips à l’eau de rose, elle semble y succomber sans résistance. Leurs mains droites enserrent un verre de thé et quelques gargouillements de pipe à eau plus tard, leurs silhouettes se résignent à rejoindre enfin les rues boueuses de la ville.

KADHAFI ABSENT A Benghazi, la seconde ville du pays où Kadhafi a échappé à plusieurs attentats, il est pour la première fois absent de la scène, remplacé par des panneaux de publicité qui ont fait leur apparition comme champignons après la pluie.

Aux ronds-points de la ville, le même spectacle affligeant d’immigrés en attente d’un travail se présente. Pour les uns, c’est la fin de la route, pour les autres une pierre de gué pour l’Europe. On est loin du billet de 20 dinars Libyens où les chefs d’Etat africains sont réunis « pour l’Unité africaine » sous la houlette de Kadhafi! Lui qui dans son livre vert prophétise même qu' »après les Jaunes et le Blancs, les Noirs envahiront le monde »…

LE GHIBILI Quelques rares bâtisses coloniales (parmi lesquelles le consulat ou le balcon d’où Mussolini prononça un discours) témoignent encore de la présence des colons italiens qui considéraient la Libye comme « le quatrième flanc » naturel de la botte. Dans cette ville assoupie qui semble être passée hors de l’histoire, nous sommes à mille lieues de soupçonner les dramatiques évènements qui s’y dérouleront un mois après notre passage. Le « Ghibili », terrible vent du sud du Sahara vers l’Europe, noie Benghazi dans la tourmente.

Nous crachons nos poumons dans la banlieue aux immeubles décrépis qui ne dépassent guère sept étage… pour ne pas devoir y installer des ascenseurs!… Mais bien vite, nous nous échappons dans un paysage riant qui s’étire entre la « Grande Bleue » et le djebel Akdhar (les montagnes vertes). Une pluie fine relève la puanteur de charognes gonflées comme des baudruches dans ce pays où la limitation de vitesse n’existe pas.

« MANGIARA » Vent, pluie, frêle, nous roulons la tête dans le guidon. A la faveur d’une éclaircie, au volant de sa voiture pourrie, un dénomé Mohammed nous lance un « Mangiara? ». En sa compagnie, nous parvenons à un container, demeure provisoire, dont l’échancrure de la porte contient toute la famille réunie pour nous voir. Sa femme Khadija nous installe auprès d’une chaufferette à gaz et nous sert le café arabe. Père de sept enfants, à 42 ans, Mohammed possède cent moutons, trois chevaux, des poules, des chats et des chiens, mais tant que l’argent lui manquera, sa future maison en dur restera en construction. Son cousin me point le palfond percé qui goutte et s’exclame: « C’est du Kadhafi! 36 ans qu’il nous em…! Regarde comme nous vivons tandis que l’un des ses fils vit en Europe avec une fortune de 35 milliards!… »

Son franc-parler nous étonne, mais il ne dissimule aucune peur. De fait, les tribus du Nord-Est libyen ont toujours été des opposants farouches au Grand Leader. Les langues se délient désormais à chaque nouvelle rencontre.

OMAR MUKTHAR L’écho des ressacs nous parvient jusqu’à la piste côtière dominée par des falaises aux niches naturelles. C’est dans le Wadi al-Kuf, où des troupeaux de moutons paissent paisiblement aujourd’hui, que s’est déroulée la bataille la plus sanglante de la résistance libyenne face à l’occupant italien. Omar Mukthar, le « Che Guevara » local (qui figure aujourd’hui su rle billet de 10 dinars libyens) y fut attrapé puis pendu en 1931 devant 20’000 prisonniers du camp de concentration de Suluq.

Saad, premier Libyen qui ne roule pas mais marche

CHALETS FINLANDAIS Saad connaît tout le monde et nous fait entrer à l’oeil sur le site archéologique de Cyrène. A l’instar du premier homme à marcher sur la lune, Saad est le premier Libyen rencontré qui marche (et ne roule pas) et qui aime les arbres (et ne les abat pas). Issu d’une famille de douze enfants, il rêve de faire bâtir des chalets finlandais sur un terrain de son père, à un jet de pierre de l’imposant temple de Zeus.

AMITIE Autrefois couloir d’invasion du monde romain au monde arabe, la Libye sert aujourd’hui d’étape aux immigrants subsahariens en partance pour l’Europe. Pour les compagnies pétrolière, c’est un eldorado, pour le tourisme un avenir prometteur, pour Saad sa terre. Une réelle amitié s’installe entre nous, comme si nous nous connaissions depuis toujours.

En voyage, ce ne sont jamais les peuples ou les nations qui m’ont marqué, mais bel et bien les destins individuels. Ce site grec enchanteur (VIIe siècle avant J.-C.) composé de colonnades, de bains publics, de temples et d’une agora surplombe majestueusement un plateau verdoyant. Il offre une métaphore ironique de la Libye actuelle. On y découvre comme par hasard des démonstrations d’amour inexistantes sur la voie publique. Ainsi, nous retrouvons tapis dans les parcs, les forts ou les zoo, des couples de jeunes en quête de gestes plus rapprochés, là où instinctivement nous nous sentons enfin libres de nos corps.

Mais Cyrène démontre aussi une organisation sociale, un sens de la qualité, du durable et celui de l’esthétique qui fait tant défaut dans ce pays à l’atmosphère « chloroformée ».

INIMAGINABLE Saad nous présente Abdul, un frêle vieillard à l’esprit vif qui a coupé les ponts avec sa famille et vit reclus dans une chambre aux murs aveugles, tout au fond de l’auberge de jeunesse du coin. Il représente une figure d’hédoniste atypique, inimaginable en Libye. Sa vivacité d’esprit nous réjouit aussitôt. Son antre est tapissée de photos osées de ses années folles de flambeur. En 22 ans d’Europe, cet oiseau de nuit a conservé l’entregent et l’habitude de l’alcool qu’il se procure (lui seul sait comment) et stocke dans des bouteilles de plastique de deux litres.

La calendrier Pirelli 2006 épinglé qui attire l’oeil reflète chez lui un sens de la provocation, mais avant tout le fond d’un être épris de liberté. Nostalgique, il nous tend des photos sepia de la ville de Susa. On le sent « tout chose » évoquant le port, l’aéroport et même le téléphérique des années d’occupation italienne. Il raconte les premiers eucalyptus plantés, la propreté des lieux et l’esprit travailleur du colon, poussé par la pauvreté et venu les mains vides en Afrique du Nord.

Claude Marthaler, de Benghazi à Aéexandrie, Egypte, km 6147.

in La Liberté, 10 mars 2006

*Avec son amie Nathalie, Claude Marthaler est parti de Genève en octobre pour rejoindre l’Afrique. Ils sont en train de quitter la Libye pour l’Egypte. Marthaler a écrit de nombreux livres sont « Le chant des roues – 7 ans à vélo autour du monde ».