Carnet de route Afrique-Asie #62: « Le froid me hante, me traque »
Publié le 16/01/2024
CARNET DE ROUTE #62 – Kashgar- Tashkurgan (Sinkiang) – Ali (Tibet). Quand la température diminue, aussi invisible qu’invincible, il faut savoir écouter son corps.
L’Asie centrale se dissout peu à peu dans le bassin du Tarim, cette immense dépression au nord-ouest de la Chine, point de suture entre la civilisation du pain, venue d’Egypte et celle du riz, cultivé en Chine depuis 5000 ans. En tournant le dos au désert et en m’orientant vers les hauteurs himalayennes, j’ai la vive impression de quitter la terre ferme. Quatre mois plus tôt, nous dégringolions la pente en sens inverse, attirés par la chaleur et l’abondance de la plaine. La saison des melons battait son plein. Aujourd’hui, Pusa est un bazar endormi, détourné du monde, qui s’est d’ores et déjà rendu à l’hiver, recroquevillé autour de quelques poëles à charbon et de DVD de soap-opera indiens.
Seuls dans le froid
Désormais mon lot quotidien, je me retrouve seul dans le froid et le silence sidéral de la N219, quittant le monde de l’asphalte et celui du bois à l’exception d’une ligne de poteaux télégraphiques obsédante. Surprenante, une caravane de vingt chameaux de Bactriane fait halte au premier doban abandonné (abri de cantonniers). Un trio de Kirgiz y pétrit de volumineuses boules de farine de maïs dans un baquet d’eau chaude puis en gave les bouches de leurs magnifiques bêtes poilues. « Chaque chameau porte 150 kg de jade. Pour chaque kilo de cette pierre semi-précieuse qui sera revendue 3000 yuans au marché de Shanghai, je n’en touche que cinq! » s’exprime le père, impressionné, lui, par le poids et le volume de mes chaussures de trek.
Le jade: outil et ornement
De couleur vert sombre jusqu’au blanc (plus rare), le jade fut d’abord utilisé comme outil en raison de sa dureté avant de servir d’ornement. Les Chinois lui ont longtemps attribué un pouvoir magique. Des alchimistes taoïstes en grignotaient de petits morceaux… en quête d’immortalité! 40 kilomètres par jour à dos de chameau, ses yeux ronds tourbillonnent devant mes quelques 27’000 kilomètres parcourus que je lui grave de mon index dans le sable.
Le drapé de roches crénelées, friables comme du sable, m’enterre dans son lourd silence. C’est seulement lorsque le soleil monte au zénith que se réveillent les rivières figées par le gel. De minces filets d’eau gargouillent comme une baignoire qui se vide, tandis qu’un murmure estival parcours mon corps rétracté et ma mémoire assoupie qui se réveillent d’une étrange torpeur. Un seul nuage masque le soleil et la température chute de deux saisons. J’ai parfois le torse exposé à l’été et le dos à l’hiver. Le froid me hante, le froid me traque, le froid crible mes nuits d’insomnie. La haute ligne de flottaison du soleil illumine le haut des falaises, tandis que je marche avec acharnement par moins 13 degrés pour réchauffer mes orteils endoloris qui menacent… de se souder à mes pédales.
« En apnée »
Une chapka de l’armée chinoise couvre mes oreilles refroidies par le hurlement du vent. La rivière Yarkand se fraye un chemin entre ses berges gelées. Elle épouse la couleur turquoise de l’hiver, chariant sans fin des blocs de glace à sa surface. Ses affluents figés veinent le paysage austère t me commandent de bouger pour échapper au même sort. La tôle ondulée de la piste qui cisaille la montagne me contraint à avancer entre 5 et km/h.
A mi-chemin du col de Xaidulla (4955 m), des travailleurs ouïghours m’accueillent sous leur tente pour un bol de riz aux légumes, mais bien vite je « replonge en apnée » dans le climat rigoureux, avant que la nuit ne tombe. L’altitude me coupe le souffle et la faible pente les jambes. Il neigeote et depuis ce matin, je n’ai pas trouvé une seule « flaque » de soleil.
Pas de ristourne
La descente cahoteuse me dérobe toute la relative chaleur conservée âprement à la montée.L’hiver me délivre jamais de ristourne. Je me réfugie dans le premier doban, une réaction archaïque et animalière de retrait face au danger. Vite, à l’abri du vent! J’allume mon réchaud d’une façon mécanique, déroule mes deux matelas et sort mes victuailles dans cet espace de vie devenu soudainement si congru. Contre la déperdition de chaleur, la pensée fait place à l’action et à l’économie de gestes, toute protection devient divine. Je me blottis dans ce qui m’apparaît le paradis, un mot qui dérive du farsi et signifie « jardin emmuré ».
Au matin, un feu de joie crépite dans l’atmosphère ténébreuse et m’attire comme un aimant. Ses hautes flammes témoignent du jeune âge de l’aide-chauffeur, un Chinois qui dilapide un tas de bois miraculeusement préservé au devant du doban. Le camionneur, plus âgé, qui n’a plus de graisse dans ses freins, connaît la difficulté de la route et attend le passage éventuel d’un véhicule. « Le froid mord, viens avec nous, pas d’argent! »
Mais je veux encore croire en mon chemin. Pourtant, la température diminue à tout instant, soulevant des ondées de poussière. Mes étapes raccourcissent autant que les journées. A vrai dire, la perspective de parcourir une troisième fois cet itinéraire que je connais par coeur me stimule bien peu.
Au terme de quatorze jours non-stop et avec les rageuses plaines de l’Aksai Chin en point de mire (225 km à plus de 5000 mètres d’altitude), le doute s’insinue en moi. A Dahongluitan, mes gros orteils tirent le signal d’alarme. Je sais que le corps a toujours raison: si je poursuis coûte que coûte, je risque à coup sûr des gelures. Dans ce bled fantôme (deux rangées de cahutes), la nuit au chaud me portera conseil.
Claude Marthaler, Ali, Tibet de l’ouest, km 28’240 in La Liberté du 21 décembre 2007
« JE REVE D’UN DROLE DE MONDE »
Je rêve d’un drôle de monde inscrit dans un corps humain: L’Occident en serait la tête (avec sa science et l’esprit de découverte), l’Inde, son nombril (avec sa quête métaphysique), l’Amérique du Sud, son coeur (avec son tempérament passionné), l’Afrique, sa bouche (avec son sens expressif et sa musique) et l’Australie, ses pieds (les Aborigènes sont des nomades multimillénaires). Au lever, je suis un homme heureux: le bon sens est venu me réveiller, car je pense avec mes pieds.
Deux Chinois peu loquaces et attirés par le gain, m’emportent dans leur Dong Feng en direction d’Ali. La neige a recouvert les hautes plaines désolées, battues par le vent, avant de sombrer dans la nuit. Le ronronnement du moteur, la vibration constante du véhicule sur la piste défoncée et le faisceau des phares définissent une situation bien singulière, mais elle inclut la certitude de conserver mon intégrité physique en arrivant à bon port. Une réalité plutôt réjouissante. C.M.