Carnet de route Afrique-Asie #47: Claude Marthaler: « Dans un tel voyage, le pire danger, c’est souvent soi-même »

Publié le 05/09/2023

CARNET DE ROUTE #47 – Kajuraho – Pokhara (Népal). Une pochette oubliée dans un hôtel avec les valeurs et le passeport n’est pas retrouvée sans provoquer un drame humain.

Dans l’Uttar Pradesh, l’Etat le plus peuplé de l’Inde (170 millions d’habitants) qui a donné sept des dix premiers ministres au pays, la campagne électorale bat son plein à coups de discours, de thé et de repas gratuits. Le long du Gange, des orateurs abrités sous des tentes vendent leurs promesses aux paysans rassemblés. Des drapeaux de partis politiques flottent au vent. Des affices géantes présentent leurs candidats, propres et souriants: Parti de l’éléphant, du lotus, de la main (le Congrès), de la pompe à eau et même de la bicyclette (Rien à voir avec une quelconque préoccupation écologique!) Ces symboles permettent de rallier es votes d’une grande tranche de la population des analphabètes.

PAUVRETE Cet Etat surnommé « la ceinture de la vache » pour sa forte proportion d’Hindous présente un réseau de routes de « trous en formation » et surtout une vision de souffrance humaine, de surpopulation et d’oisiveté palpables à tout instant. Témoins, ces huttes de terre qui résisteront mal à la mousson à venir, ces flots de piétons, ces casseurs de cailloux, ces porteurs de briques. Dénominateur commun d’une pauvreté endémique, ces nuées de vélo surchargés de choux-fleurs, de foin, de bouse de vache qui inondent le tarmac. Plus qu’ailleurs, à chaque village une foule masculine, agitée et curieuse, nous enserre. Un homme ventiroptent nous lance du haut de sa terrasse « Montez boire le tchai! » A 31 ans, Rajkumar est déjà le maire de son village de 5000 habitants: il possède plusieurs maisons, des champs et deux magasins d’alcool.

AEROPORT AU VILLAGE Avachi dans son fauteuil, le corps gelatineux, la bouche encombrée de paan, le chef local du « Parti de la bicyclette » peine à articuler ses mots mais sait claquer des doigts. Au moindre geste, ses lèche-bottes s’exécutent. l’un dégringole les escaliers pour chercher le thé, l’autre court avancer chaussures et souliers cirés au Monsieur. Rajkumar s’asticote et se passe de l’huile de massage sur la face, les cheveux et les pieds. Il tient tout de son chef de parti, Mulayan Singh. Actuellement au pouvoir et sur la sellette de la justice pour corruption d’un aéroport international… dans son village natal!

Impénétrable comme une statue de cire, tout d’abord un peu rechignant, il nous laisse pour la nuit son « anti-chambre »: un vestibule avec toilettes. Mais Rajkumar nous veut du bien: « Il n’y a pas de restaurant dans mon village, venez! » L’homme rondouillard ordonne à son chauffeur de manoeuvrer son gros 4 x 4 noir et chromé jusqu’à Banda, la ville la plus proche.

LE POUVOIR Le bolide fonce dans la nuit d’encre. Posté en chien de garde, le chauffeur n’aura pas le droit au meilleur restaurant de la vile. Rajkumar commande trois solides thali (riz accompagné de différents plats épicés). Il l’avale à une vitesse ahurissante, nous ignorant nonchalamment. Aspirations, bruits de palais et de langue, son déglutissement sonore hante notre soirée « tête-à-tête ». J’entrevois son étui de pistolet dépassant de sa chemise amidonnée. Il pue le pouvoir.

De retour à son domicile, nous nous étalons à terre, ivres de fatigue. Une heure plus tard, une ombre troublante traverse le vestibule: Rajkumar, pistolet à la taille et fusil à l’épaule, se rend dans sa chambre… pour dormir, porte grande ouverte et lumière allumée.

PUNITIONS Le lendemain matin, malgré l’appel répété de ses larbins, il ronfle d’un sommeil plénipotentiaire. Nous reprenons la route, à bicyclette – notre seul « parti pris ». Et la route nous éprend aussitôt. Des classes d’écoliers se tiennent à l’ombre de grands arbres. Un professeur corrige ses élèves à coups de baguettes sur les doigts, ils crient en silence. Nous nous arrêtons, médusés. L’instituteur qui nous aperçoit ne nous jette qu’un regard distrait avant de poursuivre ses punitions.

Face à notre consternation, des badauds approchent, divisés dans leurs attitudes. Pour certains,le châtiment corporel fait partie de toute éducation, d’autres acquiescent mollement. Personne e semble pourtant prêt à contrer l’autorité du professeur.

Au terme de quatre mois de traversée, l’Inde, castique, explosive et cruelle se dévoile simplement telle quelle est et nous suggère, à demi-mots, de la quitter.

BOUDDHA Un tohu-bohu de camions, de triporteurs, de charrettes à bras tirées par des coolies voûtés force le passage dans une rue étroite et poussiérieuse. L’Inde, géante et frénétique, déborde et compresse son minuscule voisin: le royaume du Népal. Nous obtenons pourtant nos visas en un tour de main. D’un seul coup, la route se libère de on chaos et des ses stridences. Nous changeons d’échelle, une vicinale traverse la plaine du Teraï et nous entraîne vers Lumbini, le lieu de naissance de Bouddha, marquée d’une pierre.

La communauté bouddhiste internationale a créé un lieu voué à la promotion de la paix mondiale. Dans un vaste parc sont disséminés de nombreux monastères de toutes nationalités. Les hurlements des chacals se font entendre. Nous passons la nuit au monastère coréen où gîte et couverts sont offerts à tout voyageur contre donation.

IMPRENABLE REMPART Une chaleur suffocante monte des basses terres, puis tel un imprenable rempart, les montagnes barrent l’horizon, La route s’engouffre dans une gorde, vrevolte, s’accroche aux flancs de coteaux veinés de sentes, taillés de marches de pierres où les buffles d’eau peinent à descendre. Hotte sur le dos ceinturée au front, les Népalais attaquent ces pentes d’un pas régulier puis disparaissent vers leurs villages perchés tout là-haut.

Les premiers contreforts himalayens, à cheval entre la chaude atmosphère de la plaine gangétique et les sommets enneigé et les sommets enneigés, abritent autant de forêts de pins que de bananiers, irrigués de ruisseaux. Des lopins de riz ou de blé en terrasses asymétriques s’étagent et dégringolent jusqu’à la bouillonnante rivière en contrebas. Malgré la première vraie montée depuis quatre mois, pédaler prend un doux accent de balade alpine.

FACHEUX OUBLI Mais à peine arrivés à Pokhara. Nathalie remarque qu’il lui manque sa pochette contenant son passeport et ses valeurs. En un clin d’oeil, elle réalise qu’elle l’a oubliée dans une chambre d’hôtel, un soixantaine de kilomètres en aval… Le compte à rebours commence. Nous nous engouffrons dare-dare dans un taxi avec un sympathique Népalais propriétaire d’hôtel, qui nous dit combien ce genre d’incident est un classique du genre. La retrouvera-t-on?

Au village de Bakunde, les tenanciers , une famille tibéto-népalaise, saisissent immédiatement la gravité de la situation. Parvenue essoufflée à la chambre. Nathalie retourne coussins, matelas, couvertures, mais rien n’y fait. Tout à coup, je trouve un trombone à terre, avec lequel ses chèques de voyage étaient réunis! Nous interrogeons les deux jeunes filles, employées à faire le ménage le matin même. Le visage à peine décontenancé, elles mentent pourtant… comme des enfants, à moitié.

POCHETTE MAGIQUES La plus jeune lâche: « J’ai retrouvé de faux billets de banque, en papier… dans la poubelle. » L’une d’elles (en réalité la fille du patron) ne dit rien. Sous le tir groupé de nos questions, la plus jeune finit par céder et nous conduit à un internat où loge son frère. Allongé dans son dortoir, il nous apparaît surpris. San vraiment comprendre l’enjeu du vol,il sort pourtant la « pochette magique » de ses affaires.

Fébriles, nous contrôlons un à un les billets et n’osons y croire: tou y est!… sauf 5000 rupees népalaises (environ 100 chf). Le directeur de l’école renvoie sur-le-champ son élève qui s’en va, tête basse, un couverture sous un bras, une caisse sous l’autre, en s’excusant, visiblement embarrassé.

MAUVAISE IMAGE Semblable à un moine tibétain, le directeur, lucide, ne cesse de papillonner de ses yeux noirs. Il nous rassemble autour d’une table et entame un le débat avec sensibilité: « Je ne veux pas que vous rapportiez une mauvaise image du Népal et ferai tout pour vous aider, mais je ne peux pas accuser la tenancière, cela salirait l’honneur de son établissement qui a pignon sur rue depuis vingt-cinq ans. » Il s’interrompt pour répondre au téléphone et nous rapporte: « Le patron hors de lui bat sa fille qui nie tout en bloc », puis poursuit par « Les tenanciers ont pris sous leurs ailes cette adolescente et son frère pour leur donner une chance de sortir de leur village. »

« Voulez-vous récupérer l’argent manquant ou clore l’affaire? » Nous insistons. La patronne, d’abord gentille avec son employée, élève la voix;le directeur s’y met et la menace de faire venir la police. Harcelée, elle finit par céder. Il lance un coup de fil au père choqué qui annonce bien vite la découverte de la somme volée dans la cache indiquée.

Dans un tel voyage, le pire danger, c’est souvent soi-même. Pour le voyageur, le plus lourd des bagages est… une bourse vide. Nous repartons soulagés mais amers d’avoir incité à la tentation une jeune fille par notre négligence. Nous quittons Bakunde sans retrouver notre quiétude habituelle, conscients que personne ne leur donnera une seconde chance.

Claude Marthaler, Pokhara (Népal), le 4 avril 2007, km 21’000 in La Liberté, 21 avril 2007