Carnet de route Afrique-Asie #35: La lessive dans les jantes de voitures

Publié le 12/06/2023

CARNET DE ROUTE (35) – Dans la campagne éthiopienne, pittoresque, on se débrouille avec les moyens du bord. Un petit tour au royaume des rastafaris.

A Addis-Abeba, capitale de l’Ethiopie, Claude Marthaler a rencontré le champion olympique Haile Gebresselassie.

Il y a six ans, Haile Gebreselassie créa « The Great Ethiopian Run », un marathon annuel dans les rues d’Addis-Abeba. « 22 personnes ont participé à l’édition 2005, sans compter toutes celles et ceux qui couraient un bout sur les trottoirs sans argent et sans dossard. Quand quelqu’un court, personne ne peut l’arrêter! « Ah, au fait, avez-vous vu mon film ‘Endurance’ (ndla: film documentaire produit par Hollywood pictures, 1998, UK-USA, 83′, réalisé par Leslie Woodhead et Bud Greenspan) s’enquiert Gebreselassie en nous offrant immédiatement des billets d’entrée dans son cinéma. Nous le retrouvons le soir même, dans son fitness-club où il s’étire au milieu de gros bras. Silencieux et souriant, on dirait le Petit Prince…

PROPHETIQUE Son nom, si semblable à celui d’Heilie Selassie le défunt Négus, semble prophétique en regard de son palmarès et de son engagement social: « Hailie » signifie en langue amahrique « pouvoir ou énergie », « Gebre » égale saint, « Selassie », la trinité et « Alem », le nom de sa femmes, « monde ». Avec son corps comme unique instrument de travail, il est devenu un exemple en donnant ce qui manque si souvent à l’Afrique: la confiance en soi.

Ses succès soulèvent un immense espoir auprès des jeunes et des vieux de son pays. Il faut voir les cafés et les night-clubs de la capitale ou les gargotes de province, bondés lors de la moindre compétition d’athlétisme. Ces innombrables paires d’yeux rivés sur le téléviseur lorsque Kenesisa Bekele, le cadet de Hailie Gebreselassie (ndla: pour le palmarès exact des coureurs éthiopiens: www.ethiopians.com/Athletes.shtml) bat haut la main le record du monde du 5000 mètres! Sans compter les femmes comme Tirunesh Dibaba, Mesered Defar ou d’autres qui dominent également la discipline. En Ethiopie, la course à pied, née du besoin de survivre, est en passe de devenir un prodigieux instrument de développement.

COMME BOURVIL Après presque quatre mois d’interruption en Suisse, Nathalie renoue avec le fil rouge du voyage. Le 26 août, elle atterrit sur le sol africain. Ses souvenirs la ramènent en Egypte et elle se réjouit de voir enfin tant de couples qui s’enlacent librement. Son arrivée coïncide avec la découverte de la région sud du pays, plus plane et reposante, et avec la (théorique) fin de la saison des pluies.

A peine sortis de la capitale, nous franchissons par hasard la ligne de départ d’une compétition cycliste… Sous un concert d’applaudissements!… Comme Bourvil dans les film « Les Cracks ».

DEFORESTATION Des volcans verdis par la pluie et une myriade de lacs se lovent dans cette vallée du Rift, vieille de 35 millions d’années, qui s’étend sur 5000 km du nord de la Syrie jusqu’au centre du Mozambique. D’immenses arbres aux ramifications déployées (les « cholas » en langue amharique) s’étirent dans le ciel orangé, solitaires et majestueux. Ils semblent avoir choisi avec soin le lieu de leur naissance et éprouver un réel plaisir à pousser. Les Ethiopiens s’y abritent contre les ardeurs du soleil, mais s’en servent surtout d' »arbres à palabres » pour régler leurs différents et implorer Dieu d’une généreuse saison des pluies.

Mais tous les arbres ne connaissent par leur sort envieux: les acacias amputés de leurs branches basses ressemblent à des oiseaux sans ailes. Sous la croissance sans fin de la population, la déforestation est à l’oeuvre.

UN BON MARI? Armée d’une paire de jumelles, Nathalie se retrouve à l’aise dans ce pays aux 850 espèces d’oiseaux: aigles pêcheurs, rolliers d’Abyssinie, tisserins dorés, grues, marabouts, pélicans et vautours qui disputent les cadavres d’animaux aux chiens. Perchés sur un « chola », un aigle chaussé de ses bottes jaunes déchiquette sa proie.. Aux abords du lac Shola, formé par un cratère, des autruches, un famille de sangliers et des gazelles de Grant traversent la piste. Des flamants roses y prennent leur envol.

Un cycliste s’accroche aux roues de Nathalie et lui demande:  » C’est ton mari? » « Oui » « Est-il un bon mari? » « Oui, mais je dois beaucoup rouler », se plaint-elle avec humour en enfonçant courageusement ses pédales.

PAUVRES BETES La route ne manque pas de pittoresque et nous livre en vrac es scènes disparates de vie quotidienne. Le passage d’ânes surchargés de paille indique la pleine moisson; les maïs sont hauts et on récoltera le blé dans trois mois. De rudimentaires charrettes aux roues métalliques voilées et aux rayons en fer à béton cahotent sur les chemins de terre. Les moutons fraîchement achetés au marché sont ficelés et jetés sans ménagements dans les coffres des Peugeot 404.

Des chevaux en piteux état, aux côtes saillantes et à l’épine dorsale décharnée emmène une dizaine de personnes. A notre grand désarroi, piqués dans leur amour-propre, les cochers fouettent sauvagement leurs pauvres bêtes pour nous dépasser! Parfois, un canasson à bout de force s’immobilise définitivement au milieu de la chaussée. Nous le retrouverons le lendemain, gisant à jamais sur son flanc. Ce jour-là, un camionneur écrase un chien juste devant nous. Le véhicule n’as pas freiné et le chien famélique figé au milieu de la route n’a pas bronché…

MOYENS DU BORD Plus loin, un groupe de femmes fait la lessive dans des jantes de voiture ou des fonds de tonneaux. Certaines y pilent également le piment, séché auparavant à même le sol., tel un long tapis rouge. Pendant ce temps, leurs enfants sculptent de petites voitures ou camions dans de la pierre tendre qu’ils vendent aux gens de passage. Il me caressent les avant-bras avec ravissement, riant de découvrir les poils si blonds du farenji (l’étranger)!

La vie campagnarde commande l’utilisation des moyens du bord. Devant nous, un homme a chauffé sa serpe à blanc et tente de couper l’abcès ensanglanté du cou de sa vache. La pauvre bête ne gémit pas, mais je perçois dans son silence une sourde douleur. Plus loin, nous assistons à l’enterrement de sa coreligionnaire, morte de maladie, soulevée puis lâchée dans une fosse par une pelle mécanique!

RASTAFARIS Peu avant Sashemene, nous parvenons au royaume des Rastafaris. Lorsque Haïlé Sélassié fut couronné empereur en 1930, il soutint le vaste mouvement idéologique de Marcus Garvey de retour en Afrique. Les descendants d’esclaves vivant outre-mer virent dans le sacre du Négus, l’accomplissement d’une prophétie biblique et le prirent pour le messie de la rédemption africaine. Ils créèrent une nouvelle religion, dérivée de « Ras Tafari », le nom d’origine de l’empereur. Sans le vouloir, ce dernier se retrouva adulé et leur accorda une terre. C’est ainsi que les Rastas adorateurs de la ganja, venus des quatres coins des Caraïbes, s’installèrent dans cet endroit d’Ethiopie.

C’est avec l’accent anglophone des West Indies que les rastafaris nous souhaitent la bienvenue. L’atmosphère est assurément détendue dans ce maigre alignement de maisons peintes en rouge, jaune et vert aux couleurs nationales de l’Ethiopie, couleurs devenues symboles de résistance à l’impérialisme occidental. Ces couleurs inspireront d’ailleurs bien des Etats africains.

« YEAH MAN » Une violent averse nous chasse à l’intérieur d’un café aux murs couvertes de peintures du panthéon rastafari: l’empereur et sa femme, Marley et Teddy Afro, la vedette nationale du reggae dont les propos antigouvernementaux lui valent d’être banni des ondes nationales.

« Yeah man, nous ne fumons pas pour le plaisir, mais pour nous rapprocher de Dieu » nous dit un vieux rasta aux longues dreadlocks grisonnantes. Dans cet îlot des Caraïbes greffé en Afrique, on nous propose immédiatement de la ganja… illégale en Ethiopie. Bizzarrement, ils omettent la toute puissance de cet empereur à l’odeur de sainteté qui désignait lui-même les membres de son parlement, vivait dans le faste et protégeait les grands propriétaires terriens…

Claude Marthaler, Addis-Abeba, 22 septembre 2006, km 14174, in La Liberté, 19.10.2006