Carnet de route #29: En Ethiopie, Marthaler est exaspéré par l’incessante mendicité belliqeuse

Publié le 25/04/2023

CARNET DE ROUTE (29) – Agression au caillou et au « dula », le bâton de tout Ethiopien. Là-bas, c’est à l’étranger de briser la glace pour se faire accepter.

Grâce aux chauffeurs de bus Iveco, qui abusent de leurs klaxons et de leurs hauts-parleurs diffusant à pleins tuyaux les derniers tuyaux les derniers tubes de l’été, je parie à l’avance le nombre d’épingles à cheveux qui me manquent pour basculer dans la prochaine vallée.

LEHMAN Dans les villages hachurés par la pluie , je me réfugie dans les cafés où le volume maximal de la musique compense, sans que personne ne s’en aperçoive, le manque d’éclairage!

Sous des bâches, on a dressé des tables de ping-pong, des billards ou des baby-foot sur lesquels les adolescents se rejouent la Coupe du monde de football. Ils me dévisagent comme s’ils me connaissaient et s’exclament « Lehmann »!, jurant que je ressemble au gardien de but allemand!

pPendant ce temps, leurs aînés attablés me jettent un regard de défiance, fixe et impassible. Recroquevillés dans les plis de leurs montagnes, ils rechignent à dévoiler leurs sentiments. Leurs faciès taillés à la serpe, semblent calqués sur les contours du relief. Ici c’est à l’étranger de faire le premier pas, de briser la glace pour se faire accepter.

COUPE-GORGE J’ai dormi la nuit sous le proche d’un monastère qui comme bien des « maisons de Dieux » à travers le monde, est fermé à clé. Au petit matin, quelques villageois, drapés dans leur « shamma » (châles blancs traditionnels de coton tissé à la main) apparaissent un à un dans l’air cristallin du jour naissant. Ils embrassent les murs et les portes. Deux d’entre eux lisent la bible à haute voix en prenant les premiers rayons de soleil; un moine tourne la clé. C’est le moment de partir.

Les lacets pentus de la piste évoquent l’infini et me forcent à marcher. A plus de 3000 mètres d’altitude, des huttes perchées sur des arêtes dominent des terrasses cultivées, dont certaines ont déjà viré au jaune.

Un groupe de jeunes bergers passe en me réclamant de l’argent. Je sens le sommet du col proche en passant un abrupt goulet d’étranglement. J’accélère en étant saisi d’un méchant pressentiment de coupe-gorge. Une minute s’écoule avant que l’un d’eux ne me rattrape et me barre la route: « Give me money! » crie-t-il. Exaspéré par cette incessante mendicité belliqueuse, je couche mon vélo et lui fonce dessus. Surpris, l’agresseur me lance un gros caillou que j’esquive. Parvenu à sa hauteur il me menace de son « dula » (l’inséparable bâton de tout Ethiopien (ndla: Le « dula » est un bâton de bois, droit et solide d’à peu près un mètre de long. Son usage est multiple: pour porter des marchandises au marcher, étirer ses épaules sur de longues distances de marche, s’y appuyer durant les interminables offices religieux, diriger les bêtes, chasser les chiens… ou attaquer les cyclonautes!). Heureusement, un ronronnement de voiture salvateur nous parvient. Le malfrat décontenancé poursuit son chemin puis disparaît.

LA GADOUE A 3368 m, la descente m’emporte rapidement, malgré la pluie battante qui transforme la piste en épaisse gadoue. En contrebas je suis contraint de retendre les câbles de mes freins sous la grêle lorsque quatre paysans s’approchent pacifiquement. Je sens bientôt une main qui s’agrippe à ma veste: « Give me! » Devant mon refus, il me regarde d’un air suppliant en pointant du doigt mes sacoches , tout convaincu que mes sacoches en contiennent une de rechange!… Au village de Muja, mon yak (c’est bien la première fois!) refuse obstinément d’avancer. Et pour cause: les garde-boue n’ont jamais si bien portés leur nom!

Ce soir, on me parle de la grandeur des églises de Lalibela (distantes de 60 kilomètres), mais je ne vois devant moi, comme chaque jour, qu’une seule Ethiopie: des centaines d’enfants en bas âge, agglutinés sur la route boueuse à l’entrée de l’auberge où je fais halte.

FERVEUR Les églises monolithiques de Lalibela, taillées avec courage et audace dans le roc, se découvrent d’en haut au dernier instant, séparées du roc par de larges tranchées et reliées entre elles par des tunnels. Le dimanche matin, toute la bourgade converge vers Bet Medhane Alem (XII-XIIIème siècle), la principale église excavée dans du tuf volcanique rouge. Menée par des moines, une prière chantée, reprise par la foule des croyants, appuyés sur leurs cannes pendant des heures, exprime une ferveur débordante de vitalité.

Face à l’averse, les vendeurs de charbon de bois se terrent dans des cabanons de tôle ondulée, De vieux tanks rouillés gisent aux abords de la route. La végétation camoufle souvent ces vestiges de la guerre civile (ndla: Guerre civile interminable et complexe qui déboucha en 1993 sur la création de l’Erythrée comme Etat indépendant de l’Ethiopie, mais se poursuivit entre 1998 et 2000). , sur l’un d’eux est inscrit « God is love 1998 ». Leurs flancs toutefois ont trouvé une quelconque utilité puisqu’ils servent désormais de repères kilométriques dans ce pays qui en manque singulièrement.

Claude Marthaler, Addis-Abeba, le 3 août 2006, km 12’040 in La Liberté, 26 août 2006