Carnet de route Afrique-Asie#24: Le « cyclonaute » italien Tchiro a aussi choisi le vélo pour s’en sortir

Publié le 26/03/2023

CARNET DE ROUTE (24) – De Kharthoum (Soudan) à Gonder (Ethiopie). « Il faut choisir le bon compagnon avant l’itinéraire » dit le proverbe. Tchiro fait route avec Marthaler

> Claude Marthaler a retrouvé le « cyclonaute » Tchiro et ils ont décidé de faire un bout de route ensemble depuis Khartoum en longeant le Nil Bleur/réd.

Face à l’insoutenable chaleur, nous nous enfilons à l’intérieur du moindre cabanon de paille annoncé par de hautes piles de cageots colorés. En plein soleil, on brise des blocs de glace à coups de pédaliers de bicyclettes! Nous nous écrasons dans des chaises brinquebalantes avec un besoin définitif d’immobilité. Peu importe le tintamarre du générateur et du « cassetophone » réglé à pleine berzingue, pourvu que l’ombre y soit!

TOUT CE QUI BOUGE Le « foul » retiré par une longue louche d’un récipient évasé au cou de girafe, est garni d’une rasade d’huile, d’un oignon et d’une tomate hachés. Pilé par un cul de bouteille, il cale bien vite nos estomacs et nous force à la sieste. Ces mono-diètes remplissent hélas plus nos estomacs qu’elles ne nourrissent. Ici comme on Chine, on mange tout ce qui bouge: aussi bien du chat, du rat que du serpent.

Au coucher du soleil, les hommes tapent le ballon rond dans un sol sablonneux, avec deux souliers, parfois qu’un seul, mais le plus souvent pieds nus. Les femmes rapportent au village bidons d’eau ou branchages sur la tête. Des chameaux et chèvres s’abreuvent aux canaux.

GRANDEUR Des néons verts annoncent un restaurant. Sur un indéfinissable terre-plein, les camionneurs y déposent leurs lourds convois. Ils coincent leur torche entre la nuque et le creux de l’épaule et se dirigent vers une TV à l’écran… orange! Puis commandent un thé en tapant une paume ouverte sur un poing ferme (un geste d’insulte en Europe), une tisane de karkadé (ibiscus) ou du « tabaldi » (à base de « gongoleze« , la graine du baobab, pilée).

C’est le monde de l’approximation bienheureuse où l’Afrique révèle sa grandeur, sa langueur et la fluidité de ses contacts humains. Nous nous sentons si proches de cette terre où « la gentillesse permet de couper la moustache du lion » (Al hasana gatat chanab al assd).

ZARATHOUSTRA Tchiro m’étonne à plus d’un titre. il lit « Ainsi parlait Zarathoustra » et m’en cite quelques passages d’un lucidité éclatante. Ses sacoches contiennent des oeuvres de platon, Goethe et Hesse. Ce n’est pas un hasard si son vélo s’appelle « tattarouga » (la tortue): il avait tenté d’établir ses quartiers d’hiver à Louxor pour peindre et comprendre le comportement mercantile de s ses habitants mais a finit par fuir cette ville, dégoûté. Tchiro traversa le Liban peut après l’assassinat de son premier ministre et se retrouva plus tard par hasard pris dans la foule des manifestants de Damas en route vers les ambassades du Danemark et de Suède!

Il a quitté l’Italie, mais l’Italie est restée en lui: chaque matin, il prépare son café « Lavazza » sur son réchaud. Un jour, il rempli discrètement sa gourde de vélo de vin rouge pour la boire en public. « Pendant trois ans, je buvais une bouteille de whisky tous les deux jours et j’ai aussi choisi le vélo pour m’en sortir » me confie-t-il.

A 46 DEGRES Je ne peux que lui tirer mon chapeau. Notre légèreté commune, délurée et complice, nous permet de traverser plus humainement cette savane d’arbres blancs chauffée à 46 degrés, cette route avare en virages, cet espace si abstrait qu’il se détache de notre conversation. Je ne m’étais pas trompé: « Al rafig gabl al tareeg« : il faut choisir le bon compagnon avant l’itinéraire.

Cultures de sorghum et de sésame alternent. Le épineux ne doivent leur existence qu’aux pluies intermittentes. On ramène l’eau de loin, sur des charrettes à deux tonneaux soudés bout à bout, tirées par des ânes. C’est même le trafic principal de cette région aride où les huttes se blottissent derrière des enceintes de tonneaux rouillés aplatis. A mesure que je descends l’Afrique, je passe du peu au moins, toujours à la limite du rien. Un monde de restriction qui impose le partage et banni l’intimité.

LE FRIGO Le frigo soudanais est un frigo, le plus souvent débranché ou victime d’une panne de courant, dans lequel on jette un bloc de glace. Sur son flanc, il est écrit en grosses lettres « garanti 5 ans ». Il subit d’innombrables périodes de glaciation. On le retrouve aussi bien achalandé chez un riche épicier que couvert de sable en rase campagne.

Je ferai bientôt les frais d’un yoghourt ayant séjourné trop longtemps dans ce frigo national… A chaque « tea station » comme nous les surnommons, je m’étale sur un lit de corde. Je me sens misérable, la tête comme une citrouille, le ventre aux abois. Les mouches taciturnes m’empêchent de véritablement bien dormir. Une diarrhée intempestive me poursuit: pédaler se transforme en une partie de rodéo. Par un étrange mimétisme de machine à humain, la bicyclette de Tchiro souffre d’une crevaison chronique.

LA FRONTIERE Peu à peu, le désert cède sa place à un paysage de feuillus et de termitières. Des troupeaux de moutons parcourent des collines verdoyantes. L’air de fait enfin respirable. En l’absence de tout panneau signalétique, l’apparition d’une végétation généreuse, d’un sol spongieux, d’un relief digne de ce nom nous annoncent bientôt la frontière soudano-éthiopienne…

Au premier contrôle de sortie (une dalle de béton coulée et un arc de triomphe), le douanier jette un vague regard à nos passeports, puis se replonge immédiatement dans ses mots croisés.. Ses deux collègues, bardés de lunettes noires, se partagent un lit, indifférents à notre venue. Le poste entier semble nous dire: « Men at work, don’t disturb! »

LES BOUIS-BOUIS Deux bureaux plus loin, nous franchissons un minuscule pont. Un Ethiopien nous conduit aimablement à travers un dédale de huttes jusqu’au « bureau d’immigration »: une case africaine au toit de cartons récupérés contenant une moto « Jawa », un lit équilibré par deux pantoufles et un bureau vétuste. Sur la porte de ce vénérable office, j’aperçois une affiche de publicité pour les préservatifs « Sensation » publiée par « The Social Marketing for Better Life », suggérant une campagne de prévention du sida.

Un tampon plus tard, nous voici en Ethiopie. Aucune banque, ni aucun changeur au noir inonde la zone-frontière! Plus étrange encore, aucune barrière ne délimite le passage entre les deux pays! Une série ininterrompue de bouis-bouis s’étend de part et d’autre de la rivière. L’Afrique, semble indifférente à défendre une quelconque frontière politique tracée un jour par les ex-puissances coloniales…

Claude Marthaler, Gonder, km 10196, 18 juin 2006 in La Liberté, juin 2006