Carnet de route Afrique-Asie #22: La priorité au Soudan: l’hospitalité

Publié le 20/03/2023

CARNET DE ROUTE (22) – Assouan (Egypte) à Kartoum. Le Soudan est une malédiction pour le businessman et une bénédiction pour le voyageur.

Au Soudan, le sens de l’hospitalité est « la priorité ». Personne ne connaît « le continent des hommes pressés » (l’Europe). Pour une businessman étranger, le Soudan est une malédiction et pour un voyageur, une bénédiction. Dans le village suivant, noyé dans la tempête qui fait rage, on me fait asseoir sur un lit. Les plats de nourriture que l’on m’apporte se couvrent bien vite de sable. Des dizaines d’enfants m’entourent joyeusement. Je regonfle leur ballon de football avec ma pompe à vélo et gagne leur sympathie en me joignant à leur partie. Mais mes jambes sont lourdes et je ne fais pas long feu.

PAS UN SORCIER Mes « supporters » déplacent mon lit contre un mur à l’abri du vent. De vieilles femmes qui se plaignent de douleurs au ventre, à la tête et aux genoux, passent me voir dans l’espoir de recevoir des médicaments. Mais je ne suis hélas ni docteur, ni sorcier. Je reste bien emprunté face à leurs besoins et ne puis les aider au risque de les décevoir. Son mari s’étant absenté, mon hôtesse ne me fait pas entrer dans sa maison et je passerai la nuit sur ce lit, en plein coeur du village.

A Kerma, un groupe de musulmans en pèlerinage me prend sous son aile et me conduit à la mosquée pour la nuit. L’un d’eux, un Egyptien, n’apprécie guère ma franche opinion négative sur son pays. Un Soudanais voudrait que je fasse partie de l » »Umma » (la communauté des coryants) et m’imagine déjà mettre mon vélo dans un bus pour poursuivre le voyage avec eux, de mosquée en mosquée, jusqu’à Kartoum. Ai-je tellement l’air d’une âme égarée?

AU PARADIS J’évoque les Soufis, leur voeu de pauvreté et leur tradition du voyage (une pratique souvent considérée comme hérétique) et ils me regardent légèrement de travers: « Ils ne sont pas de vrais musulmans! » Alors que le voyage célèbre l’altérité et la diversité de la planète, ils aimeraient à tout prix que j’adhère à leur croyance. Le fait que je ne boive pas d’alcool les conforte dans leur mission.

La religion, seule, quelle qu’elle soit, m’a toujours paru un maigre palliatif face à l’ignorance. Cette conquête éperdue des âmes me rappelle les sombres années du catholicisme. Mais l’Egyptien renchérit: « Je veux que tu sois heureux (que tu entres au paradis) après la vie. Réfléchis bien, tu n’a qu’une seule chance! », brandissant le jugement d’Allah « qui comptabilise tes moindres pensées, faits et gestes! » Il souhaite ardemment que ma femme, mes enfants et mes parents se convertissent à leur tour à l’islam… Sans omettre de me demander une invitation pour la Suisse!… Avant de conclure: « Oui, Monsieur Blaser (réd.: Blatter) président de la FIFA! »

« CHAMBRE-FOUR » Sur le petit ferry qui traverse le Nil aux rives verdoyantes, sauvages et lointaine, je saisis toute la puissance de son courant. « Qui a bu l’eau du Nil y reviendra à coup sûr! », aime-t-on à dire de sa source à son embouchure. J’approche de Dongola ou je me retrouve dans une « chambre-four » au toit de tôle ondulée et aux murs aveugles.

Un motard allemand qui a roulé la veste ouverte et reçu les réverbérations du soleil de son engin, récupère d’une sévère déshydratation. Quant à moi, après tant de labeur physique, je dévore deux livres d’affilée.

Un souci majeur: se marie coûte 25000 dollars

SOUCI: SE MARIER A Dongola, l’espace fait l’objet de toutes les sous traitances. Les riches marchands déroulent des tapis à prière au-devant de leurs échoppes. D’autres le mettent à disposition des marchands de cigarettes à la pièce. Des enfants parcourent la rue, un jerrycan sous le bras et agitent des crécelles pour cirer les chaussures.

J’y rencontre Mohamed, un jeune Nubien à l’accent américain, qui n’est pourtant jamais sorti de son pays et comme d’autres se gave de séries télévisées américaines. Il me parle de son souci majeur: « Se marier coûte 25000 dollars. Une maison, une voiture, six garde-robes, la cérémonie elle-même où il faut inviter la famille, les voisins, quelques 1000 personnes. Tu sais, les Soudanais ne veulent se marier aux Européennes que pour une seule raison: elles ne demandent rien! »

LES 4 PASSEPORTS Et l’excision? Elle est illégale mais largement pratiquée sous la pression des vieux. En réalité, l’islam ne l’a jamais mentionné. Les pharaons l’appliquaient pour recenser les populations et disposer d’un réservoir de solide main-d’oeuvre soumise. Mohamed ne peut en aucun aller à l’encontre du choix de ses parents, mais espère profondément épouser une Dongolaise qui habite le Canada… « Dans trois ans peut-être, Insh Allah! J’aimerais m’y rendre et je détiens les deux premiers passeports: l’amour et l’anglais. » Les deux autres étant selon lui le football et la musique.

Il n’est pas des plus mal lotis: « Ma famille possède deux épiceries et même une voiture. Si j’étais du bon côté (gouvernement), je serais déjà ministre », lâche-t-il mi sérieux, mi-envieux. C’est l’heure de la prière, il s’excuse en me quittant prestement…

Malgré la chaleur croissante, je quitte Dongola et le désert de Nubie avec l’assurance d’avoir bouclé l’étape la plus difficile de ma traversée soudanaise. La piste de 500 km, désormais presque entièrement asphaltée, traverse le morne désert de Baiyuda et mes deux cartes géographiques indiquent même 100 km de trop!

Claude Marthaler, Khartoum, km 9355, le 28 mai 2006 in La Liberté, 17 juin 2006