Carnet de route Afrique-Asie #21: Le thermomètre à 56 degrés

Publié le 06/03/2023

CARNET DE ROUTE (21) – D’Assouan (Egypte) à Khartoum (Soudan). Avant de suivre le cours du Nil, Marthaler a dû lutter dans un vrai chaudron du diable.

Le lendemain, j’atteins un village, enfin du répit. Une famille entière lève les deux bras au ciel en signe de bienvenue. Entre hommes, on frappe de sa paume l’épaule droite de son interlocuteur puis on se serre la main. Le père tire un lit pour me faire asseoir. La mère apporte un thé puis un plat de fou, ce plat traditionnel qui me bétonnera l’estomac. Je m’exclame « Full of foul! » en me frappant la panse et ils se mettent à rire.

STUDIO DE PHOTOS « Où as-tu dormi? Tu n’as pas eu peur des hyènes? » me titillent-ils, ne demandant qu’à rire à nouveau. Le fils aîné forme un V à l’envers en écartant son index et son majeur et chevauche ainsi l’index de l’autre main pour mimer que je roule à vélo.

On me réclame aimablement des photos. Comme la famille africaine élargie dépasse toute forme de comptabilité, les voisins se joignent à nous; le pas de porte se transforme vite en un studio de photographie d’autant plus agréable que les Soudanais posent avec naturel. Je mesure avec reconnaissance a chance que mon égarement me vaut cette fois-ci.

LES CROCODILES Le grand-père qui s’était absenté subrepticement a bien fait les choses: mon vélo porté à bout de bras par tous les hommes présents trouve une place sur un pick-up qui me ramènera sur la bonne piste. Je reprends la route en fin de matinée – bien trop tard! – tirant mon yak à travers d’innombrables bancs de sable. Mon T-shirt, zébrés de coulées de sel, se rigidifie comme une cuirasse. Par chance des Sud-Africains passent en 4×4 et me ravitaillent en eau fraîche. Mon thermomètre indique 56 degrés. Je marche courbé, une main sous la selle, l’autre au guidon, traversant mécaniquement ce véritable chaudron du diable.

J’entrevois enfin la surface réfléchissante du Nil puis entends le piallement des oiseaux dissimulés dans son écrin de verdure. Je pique un plongeon sans retenue… sans bilharziose… ou de crocodiles!

PAIN NOIR Désormais la piste suivra le cours du Nil. La température qui avoisine les cinquante degrés au soleil est devenue mon pain noir quotidien.Je traverse des villages et trouve régulièrement refuge sous les « zirs », ces jarres d’eau fraîche disposées sous un toit de palme. Un jour, un demeuré, une sorte de Quasimodo qui se charge de l’appel à la prière, s’assied juste en face de moi et me fixe de son regard. Un tic nerveux le fait cligner sans cesse des yeux et il actionne son chapelet avec poigne.

Des femmes m’amènent du thé et un plat de « Bush »qui nous ramène aux années quatre-vingt-dix. Le président Bush père alors au pouvoir sanctionnait le Soudan pour son soutien à l’Irak pendant la guerre. Les Soudanais qui s’en souviennent encore appellent « Bush », le jus des haricots que les lus nécessiteux furent à l’époque contraints de manger…

UN REGAL La piste passe au pied des demeures en pisé, si bien que je rencontre fatalement du monde. La couleur crème des maisons traditionnelles nubiennes, soulignées aux encoignures, aux angles et en bordure par des traînées blanches est un régal pour les yeux.

Le soir venu, je rends au bord du Nil, jamais seul, pour y délester crasse et fatigue. Les hommes s’y trempent, en me faisant pâlir avec leurs histoires de crocodiles. Ils se rasent avec un petit miroir ou fument parfois du « bango » (marijuana), à l’écart des regards indiscrets. Au village, ils tirent leurs « mezzis » (nattes) et leurs lits dehors. On partage le thé au lait douceâtre.

UN DISSIDENT Les hommes, assis alternativement sur un pied, se prêtent aux ablutions, puis se rassemblent solennellement pour la prière du soir. Lorsqu’ils dénouent leurs « iemma » (turbans), ils perdent un peu de leur prestance, les ramenant à une proportion plus humaine dans une totale « soumission à Dieu » (islam). Je ressens un fort sens du devoir communautaire.

Derrière le mur opposé, un « dissident » écoute à plein tube un match de football sur son transistor. Des cercles se forment autour des plateaux de « tahina » (crème à base de sésame), de foul, et d’oignons ainsi que d’un large gobelet d’eau. Les femmes qui ont préparé le repas restent à l’écart dans ces maisons nubiennes qui sont des chefs-d’oeuvre de ventilation naturelle. Avec leurs murs d’enceinte, leurs arches en forme de champignon, leurs cours intérieures et leurs nombreuses fenêtres, elles attirent les courants d’air et dévient les tempêtes de sable. La porte d’entrée reste toujours ouverte, afin de conserver fraîcheur et convivialité. Leurs murs épais absorbent une chaleur inépuisable qui durant toute la nuit remonte de la terre.

Véritable énigme, cet « instrument de torture »

TRAFIC DE VIAGRA Ismaël me sauve de la tempête. Cheveux, corps poudreux et esprit groggy, « j’atterris » dans une demeure éclairée, fait rarissime. Mon hôte touche mon avant-bras noirci par le soleil et me dit: « Tu es bientôt nubien! » La tête ronde et les cheveux gris, il se calle un « saoud » entre dent et gencives. « En veux-tu? » Mais cette boule de tabac dégage un goût si prononcé qu’elle me fait immédiatement reculer!

J’avale par contre une capsule de multi-vitamines pour pallier l’absence de fruits et de légumes frais. Il lève le pouce en affirmant que cela augmentera mon pouvoir sexuel!… Sa remarque me fait sourire mais ne m’étonne qu’à moitié: en Egypte on se livre à un furieux trafic illégal de Viagra, « le produit miracle ».

ENIGME Je découvre sa maison au toit de tôle vecteur de chaleur (qui a malheureusement remplacé les palmes bien plus isolantes) puis sa salle de bains et un bien inhabituel pommeau de douche. Ici, la séparation des sexes s’érige en concept architectural: de l’autre côté de la cour centrale, femmes et enfants sont plantés devant une TV qui diffuse un soap-opéra égyptien grâce à un générateur au diesel.

Bref, à 52 ans, Ismaël, qui a travaillé longtemps en Arabie Saoudite, affiche la réussite et aimerait à tout prix se rendre aux Etats-Unis. Comme les autres Soudanais, il ne comprend pas qu’un homme née sur la bonne plaque tectonique (la Suisse) rejette le moteur et choisisse un « instrument de torture » pour voyager dans le désert. Pour eux, c’est une véritable énigme! Dans la soirée, ses amis déjà ivres d' »arak » (tord-boyau à base de dattes) passent le chercher pour une tournée supplémentaire.

Claude Marthaler, Khartoum, km 9355, le 28 mai 2006

in La Liberté du 14 juin 2006