Carnet de route #20: « Bush est le messie de Satan »

Publié le 20/02/2023

CARNET DE ROUTE (20) – D’Assouan (Egypte) à Karthoum (Soudan). C’est Ahmed, un Egyptien qui l’affirme en ajoutant. « Puis les Chinois envahiront le monde ».

Nous (Claude Marthaler a rencontré Jan, un Tchèque, bouffeur de km/réd.) atteignons ensemble le village de Wadi Halfa qui ne doit son existence qu’au ferry hebdomadaire. Sur les cinq kilomètres de piste de sable qui nous en séparent, il change à nouveau son pneu. J’en profite pour le questionner: « Et les rencontres ne te manquent-elles pas? Tu ne passeras ici qu’une fois dans ta vie, profite-en! »

Mais Jan, la dragée haute, n’a pas une minute à perdre, ni avec les gens, ni avec mes voyages (tous minables à ses yeux car trop « lents »), ni avec mes questions dont il ne s’embarrasse pas.

JOUET MECANIQUE Je glisse à Jan: « Sais-tu qu’il n’y a pas d’eau pendant les premiers 150 km? » Je l’attends, mais le voici déjà soudé à son cadre, actionnant ses manivelles comme un jouet mécanique dont on aurait tourné la clé. Parvenus à l’entrée du village, Jan me lance: « Il est 16h 30, je vais profiter de la fraîcheur pour rouler ». Un Soudanais qui a assisté à la scène lui suggère de demander aux habitants locaux avant de s’engager plus avant seul dans le désert. Mais Jan, la tête dans le guidon, s’éclipse presque aussitôt.

Le Soudanais interloqué par la volonté aveugle de cet homme blanc s’approche alors et me dit en souriant: « Il n’ira pas loin dans le désert et demain, tu verras il sera là! » Je grimpe sur une colline et saisis la justesse de ses propos. L’immensité ingrate, houspillée par le vent, échappe à toute description cartésienne et se moque outrageusement du regard limité de l’homme.

PROXIMITE ET HUMOUR A l’hôtel du Nil, une nuit équivaut à un simple matelas et un anjereb (lit de corde tressée) posé sur le sable, une douche se résume à un baquet d’eau à remplir, l’eau à boire à quelques jarres. On s’étend sans résistance sur ces lits disposés côte à côte dans cette Afrique qui cultive avec chaleur la proximité, sans jamais se départir d’humour. Transpirant à grosses gouttes, je filtre vingt et un litres d’eau devant une assistance rigolarde qui n’en croit pas ses yeux!

Comme j’aimerais posséder un estomac robuste d’Africain! D’ailleurs, tout paraît vain dans cet univers de roches inertes où le vent efface la moindre trace et la chaleur baigne les hommes dans une léthargie sensuelle.

BELLE SOUDANAISE Une plage d’ombre occupée par une belle Soudanaise enveloppée dans un tissu rouge flamboyant, s’y intitule déjà un café. Assise sur un carton, elle domine à peine son lot de bocaux, sa menthe séchée, son lait en poudre, son sucre, ses thés et cafés moulu, disposés sur une petite table où le Nil est naïvement représenté.

Royale et gracieuse, elle touille ses savants mélanges à la demande des clients. Après les cafés égyptiens, fiefs masculins, cette douceur soudanaise me réanime.

DEUX EXTREMISTES Mon voisin Ahmed fait transparaître une curiosité à l’odeur toute policière. Il veut tout savoir de moi: mon âge, ma nationalité, ma profession, ma confession, mon itinéraire, le pourquoi de mon voyage, etc. Lui aussi est en voyage: « Je suis Egyptien et me rends au Darfour pour protéger les femmes et les enfants. Puis le visage sévère, il précise: « J’y attends les Américains! » Il affirme que selon les textes sacrés « Bush est le messie de Satan » et qu’il poursuivra sa mission jusqu’en Syrie, comme les croisés autrefois.

« Puis les Chinois envahiront le monde », poursuit-il du même ton prophétique. Son acharnement à réduire la compréhension du monde au seul fait religieux me fait plutôt peur et je le soupçonne d’être un djihadiste, aussi extrême que Jan, notre intégriste de la pédale. D’ailleurs, le voilà qu’il réapparaît le lendemain matin. Pas pour longtemps, puisque dans son insoutenable attente du bus en partance pour le sud qu’il prendra ce soir, il trouve encore de quoi pédaler 80 km sur les maigres pistes alentour… Vélo quand tu nous tiens!

Note: Le conflit du Darfour, attisé par le Gouvernement de Karthoum, tourne au génocide. A seulement mille kilomètres, le Darfour, de la taille de la France, a déjà connu 200’000 victimes et deux millions de déplacés.

L’omniprésence du divin

Perdu Le faisceau de ma lampe frontale balaye la piste. Mais est-ce seulement la bonne? Silence absolu et nuit noire piquée d’un croissant de lune. Il est trois heures du matin, il fait 25 degrés et mon vélo pèse 100 kg. Une piste en dur, puis de sable, en encore plus de sable, des dunes: mon vélo s’enlise comme un corps mort. Je démonte mes sacoches avant remplies de victuailles, marche cent mètres puis reviens sur mes pas pour tirer ma bicyclette récalcitrante et ainsi de suite.

La piste s’incline, les ornières se creusent, mais aucun véhicule ne se profilera. Je gagne un point de vue, puis d’autres pour déchiffrer d’éventuelles empreintes. J’aperçois un océan de collines sans distinguer aucune fin… que la mienne peut-être! Je suis perdu, avec pour seuls instruments de navigation une boussole, mon compteur kilométrique, une carte du Soudan au 2,7 millionièmes et mon flair.

21 km en 9 heures Pas une ombre, aucune présence vivante, seulement le soleil qui menace de me clouer sur place. Un sol basaltique me permet enfin de tirer mon vélo en m’économisant quelque peu. Je repère maintenant des cairns peints en blanc: un chemin! 21 km et 9 heures plus tard, j’atteins une piste, la bonne. Façon de parler, car la tôle ondulée est profonde, mais je roule à 8 km/h… Au km « 48 », premier arbre, un acacia: ce soir, je n’irai pas plus loin.

Plus d’eau que prévu et même un resto, puis une piste qui se scinde. Je m’arrête net. Le frottement des pneus, le couinement de la chaîne sèche se taisent. Je suis seul, à l’écoute de moi-même et emprunte une piste où les traces de véhicules sont fraîches. La fermeté du sol me réconforte.

Ereinté Je jubile, mais soudainement plus rien, juste des traces de chameaux et de renards et des rapaces qui tournoient dans le couchant. Darb al salama lil hol gareb (il faut choisir la bonne route qu’elle qu’en soit la distance) dit un proverbe soudanais. Ereinté et criblé de doutes, je bivouaque et me lave avec un litre d’eau sous le ciel étoilé. Un vent chaud se charge de sécher mon corps fourbu. Le silence du désert amplifie le moindre bruit en évoquant l’omniprésence du divin.

Claude Marthaler, Khartoum, km 9355, le 28 mai 1996 in La Liberté du 10 juin 2006