Carnet de route #19: L’imposant barrage d’Assouan qui engloutit la civilisation nubienne

Publié le 14/02/2023

CARNET DE ROUTE (19) – D’Assouan (Egypte) à Karthoum (Soudan). La communauté international ne s’est souciée que de sauver la statue de Ramsès II.

Au pied du barrage d’Assouan, dix-sept fois aussi volumineux que la pyramide de Kheops, des coolies chargent une barge qui tangue comme un bateau ivre. Leurs échines ploient sous le poids de téléviseurs en provenance des Emirats arabes unis. Ils halètent et leurs corps noués dégoulinent, syphonnés par une chaleur suffocante. L’Afrique noire, bricoleuse, commence bel et bien au sud de cette imposante muraille construite par l’ingénierie soviétique. Le barrage fut achevé en 1971.

LE SUD NOYE Dans ce désert impitoyable, l’homme s’accroche au Nil comme à un cordon ombilical. Au fil du temps, son mode d’irrigation naturel, le shaduck (balancier) s’affina. Il mit à profit la domestication du buffle et l’attela à une roue à aube, le saquia. Bien plus tard, l’invention de la vis d’Archimède, hélicoïdale, et le moteur à explosion révolutionnèrent l’agriculture. Si pour le nord, ce vaste réservoir permit l’industrialisation et augmenta prodigieusement les surfaces cultivables, il noya définitivement le sud et ses villages nubiens sur 500 km, 40’000 personnes furent déplacées.

Au port d’embarquement, les plus ponctuels patienteront neuf heures mais le capitaine, qui compte en jours, l’affirme haut et fort: « Le bateau partira aujourd’hui! » A la tombée de la nuit, les marins retirent les cordes d’amarrage. Le petit monde à bord se cale dans le moindre espace disponible, ici sur des cartons, là sur des nattes , entre de hautes piles de matériel électroménager. On palabre sans effusion, enseveli d’une torpeur fatale. Vêtus de djellabas d’une blancheur éclatante, les Nubiens parcourent le bastingage et se frôlent sans jamais se heurter. Comme dans un rétroviseur, leurs silhouettes apparaissent lointaines, mais en réalité vous observent avec douceur depuis votre arrivée.

HUMANITE De la cafétéria, transformée en bureau des passeports, j’entends un saxophone qui se fond au rythme soutenu de percussions. Une queue obstrue la passerelle, car on passe ses papiers d’identité à travers le hublot. A mon tour, je ne devine que des peaux noires et luisantes. Des paires de dents et des blancs d’yeux se découvrent dans un halo de lumière. Des voix rieuses émanent de la nuit. Le navire traverse la frontière impalpable du Soudan.

Sur le pont balayé par l’air chaud, les corps se moulent aux tapis déployés. Les passagers aux membres secs et aux talons crevassés trempent leur main droite avec dextérité dans des auges de fer blanc remplies de foul (haricots) et cabossées par l’usage. La nuit dompte les passagers, l’embarcation transpire d’humanité.

ALCOOL PROHIBE Des Sud-Africains qui s’emploient à écluser leur dernière bouteille de vodka avant la frontière (Au Soudan, l’alcool est prohibé) m’ont offert le parterre de leur cabine refroidie à l’air conditionné, mais je ne parviens hélas pas à trouver le sommeil! Je repense à ce barrage qui engloutit une civilisation nubienne, la raya de la carte et forçat les « archers du coup d’oeil » (surnommés ainsi par les envahisseurs arabes) à l’exil.

Ces Nubiens autrefois vendus comme esclaves et dont la mémoire, malgré l’islamisation, affecte encore aujourd’hui leurs rapports quotidiens au monde arabe.

LES FELOUQUES En 1950, les marchands Kenuz ravitaillaient tous les villages sur leurs felouques (bateau à voile traditionnel) parant à la demande en aiguilles, boîtes de conserve, lait en poudre, riz, farine, rubans contre des dattes. Je repense aussi à Nathalie qui s’envola ce matin même vers la Suisse, mettant abruptement un terme à notre voyage. Dans cet espace confiné de fraîcheur artificielle, je ressens de plein fouet sa soudaine absence. Tout alla trop vite.

Désormais, je connaîtrai la solitude du pédaleur de fond face au Soudan. Le plus grand pays d’Afrique (8 à 9 % de sa superficie. Ndla: Depuis la création du Soudan du Sud le 9 juillet 2011, l’Algérie l’est devenue à son tour), avec ses vingt tribus principales et cinq fois autant de langues, englobe le continent à lui seul. A la croisée du monde arabo-musulman et des croyances chrétienne ou animiste, charnière entre le Sahel et les tropiques, son sous-sol regorge de ressources et est l’objet de toutes les convoitises.

RAMASES II Le ferry passe près d’Abou Simbel et toutes les têtes pivotent vers la colossale statue de Ramsès II qui avertissait les tribus du sud de son pouvoir absolu. En 1964, la communauté internationale, sans se soucier nullement de la disparition des maisons et des terres cultivées des Nubiens, s’émeut par contre de cet ensemble monumental et le sauva de la noyade en le déplaçant d’une manière spectaculaire, si bien qu’à chaque 22 février et 22 octobre, les premiers rayons du soleil illuminent aujourd’hui encore les Dieux.

Une route, un aéroport, des hôtels cinq étoiles ont achevé de désacraliser le plus connu des pharaons transformé en vache à lait du trésor national égyptien. Parions qu’il ne s’en relèvera pas!

Jan, le Tchèque bouffeur de kilomètres

7000 KM EN UN MOIS Au sud du tropique du Cancer, les quarante-quatre degrés de chaleur calment et ralentissent les hommes, au nocif profit d’une bureaucratie florissante à l’échelle de ce gigantesque pays. Jan le cycliste résiste pourtant. Il vient de parcourir 7000 km en un mois, soit 150 km par jour de moyenne depuis sa Tchéquie natale.

Jan est un homme pressé: « Je viens de perdre quatre jours en attendant ce bateau! » maugrée-t-il. « Je veux atteindre les sources du Nil blanc en Ouganda! » claironne ce Zorro de la pédale qui a déjà rallié Singapour à vélo (14’000 km en 5 mois). Croit-il vraiment pouvoir mettre le Soudan dans sa poche, lorsqu’il m’en sort une photocopie de ce pays réduit au format A6?

CHIFFRES A BATTRE Une bonne heure avant l’arrivée, les passagers placent leurs nombreux bardas sur les marches d’escalier de façon stratégique. A l’arrivée imminente, ils se lèvent comme un seul homme, mus par une force inattendue. Mon vélo tient alors fièrement en équilibre, coulé dans un « béton humain » encore chaud. Jan respire enfin: il peut rouler… ou presque. Avec son vélo de course, ses bagages légers et ses quatre litres d’eau, il ne craint pas de s’attaquer au désert de Nubie. A la douane, il dévore un kebab, deux, déglutit une limonade, deux, puis change de pneu, le tout en un temps record. Jan est l’homme des chiffres à battre, le chantre du cyclisme compulsif, le bouffeur de kilomètres, une espèce d' »anti-Tchiro » (ndla: voir « Rencontre avec le cyclonaute Tchiro », carnet de route #14, « La Liberté » du 19 avril).

Claude Marthaler, Khartoum, km 9335, le 28 mai 2006