Ararat#8: Sur les traces de Frank Lenz

Publié le 12/09/2021

J’étais définitivement né trop tard. A 127 ans d’intervalle, rencontrer Frank Lenz s’avérait une mission impossible. J’avais pour moi juste ma spontanéité et la profonde croyance en ma bonne étoile. L’historien anglais David V. Helihy, auteur de Le cycliste perdu (pour la traduction française: éditions JC Lattès, 2011) m’envoya un plan de l’époque avec lequel je m’efforçai de trouver les noms correspondants actuels. A l’approche de la plaine d’Eleskirt où son sort fut scellé, comme on jette une bouteille à la mer, je demandai à tous vents dans les çai evi à propos de cet intrépide cycliste, mais personne n’avait jamais entendu parlé d’une telle histoire. On me demanda si j’étais de sa famille ou un journaliste d’investigation (En Turquie, mis à part sur les réseaux de cyclistes, le sort tragique de Frank Lenz n’est pas connu, à quand une traduction en turc du livre de David V. Herlihy?). William Sachtleben, qui avait réalisé le deuxième tour du monde à vélo de tous les temps (1890-92) avec son comparse Thomas Allen fut mandaté par le magazine américain Outing pour élucider les circonstances de la disparition de l’infortuné Frank Lenz en 1894. Bien qu’il parvint un an plus tard sur les lieux du drame, il fit un excellent travail de détective et parvint non seulement à reconstituer les circonstances de sa disparition mais aussi à rencontrer le véritable coupable de ce crime crapuleux.

Ce banal panneau qui ressemble à tant d’autres, désigne l’ancien hameau de Chilkany (qui signifie les 40 fontaines en kurde). C’est à 8 km environ en direction d’Erzurum que Frank Lenz fut assasiné.

Il y a trente ans, en 1991, en revenant de l’Inde à vélo, je bravai le froid des cols qui me séparaient encore d’Erzurum mais ignorais tout du sort réservé à Frank Lenz, qui bien plus tard devint avec Allen et Sachtleben, l’un de mes héros. Il y a bien sûr la généalogie de sang, mais il en existe une autre, plus souterraine, celle de la passion qui franchi le temps et l’espace, telle les yeux omniscients de l’Ararat. Nous sommes tous reliés par un fil invisible. Frank Lenz? Lui c’est moi, moi c’est lui. Oui, la dernière fois que j’ai bu un çai avec Frank Lenz, il était bel et bien mort depuis 127 ans. C’était sur un bord de route empoussiéré. Comme un djinn à deux roues ou une ombre vagabonde qui errait. Je me libérai des entraves du temps, du corset des méridiens, des kilomètres. Je m’identifiai pleinement à lui. Faible et malade la veille de sa disparition, il avait commandé un poulet et en bu le bouillon. Il entama son ultime journée dans l’adversité, utilisant de l’eau pour débloquer la boue incrustée dans ses gardes-boue, faisant remonter bien des souvenirs personnels à la surface.

Wiiliam Sachtleben durant son tour du monde avec Thomas Allen.

Aujourd’hui Güvenze est un banal hameau composé d’une vingtaine de maisons, certaines en ruine, d’autres mal construites en briques de ciment.

La mosquée de Güvenze

Quittant balaye l’horizon à droite et à gauche, car Frank Lenz a été tué huit kilomètres plus loin (j’ai lu et relu le chapitre y consacré jusqu’à le connaître par cœur). Sur ce trajet gît un renard ensanglanté, fraîchement écrasé, qui me rappelle la tragédie dont il a été victime. Le renard c’est lui. Et je ne discerne pas le topik (colline) d’où la bande du kurde Mostoove (qui appartenait au régiment Hamidien, une unité militaire directement dépendante du Sultan Hamid, à l’égale des cosaques en Russie) lui serait tombée dessus, juste au moment où il s’apprêtait à traverser un ruisseau en crue. Je ne mets point en doute les observations précises et les témoignages récoltés par le perspicace Sachtleben. Bien au contraire, je ressens profondément leur bravoure à tous deux, la vaillance de Sachtleben face à la fourberie des autorités turques et ce fil de passion qui nous relie tous les trois. C’est comme si je ne voulais pas voir la disparition de Lenz, mon double. Quatrième homme en passe de réaliser un tour du monde à vélo et premier meurtre. Pourtant, de nos jours, de façon unanime, les voyageurs à vélo louent la bonté et l’hospitalité des gens partout sur la planète. Ce sera peut-être l’un des axes de mon projet de futur livre : « la part manquante », celle qui s’en va à chaque seconde, en même temps que nous, qu’on ne plus rattraper, mais seulement tenter de retenir avec des mots ou des photos. Je me sens empli de tristesse, détroussé. Pédaler de l’Asie vers l’ouest, c’est encore me rapprocher de la Suisse, rentrer, avec toute mon ombre projetée devant moi sur l’asphalte brûlant : ce noir passé contenu dans mon enveloppe flottante sur la route, qui à chaque coup de pédale me précède ce matin, me suivra ce soir, mais ne me quittera qu’à se fondre à la nuit, et forge tellement mon avenir. Je navigue sur la route de ma jeunesse, en 1991 et sur celle des cyclonautes pionniers. Mes démons et fantômes me traversent, ils sont partout, dans l’air, dans les arbres, dans la vaste plaine cultivée d’Eleskirt, dans le vol. des oiseaux. Tout se confond, passé et présent: la Grande Arménie emportée par une furie sanguinaire, le Kurdistan dont le corps a été dépecé par les puissances alentour, la Turquie, l’Iran,l’Irak, la Russie, la Syrie…. Et tous bruissent, aussi invisibles et invincibles que le vent.

Quand bien même, les Turcs et les Kurdes rencontrés me donnent toujours environ 50 ans, voir beaucoup moins, je ressens mes vieux os dans l’enchaînement des étapes et des pauses que je dois m’octroyer pour récupérer. Times are changing. A Eliskirt, il y a une mosquée futuriste. Ces mosquées qui poussent comme champignons après la pluie… Construite il y a environ 15 ans, l’autoroute frémit de camions, tellement plus nombreux qu’a l’époque. La vitesse redéfinit le paysage, le territoire, l’espace-temps. Avec les bâtiments et les mosquées, la route est l’un marqueurs de l’ère Erdogan, celle du contrôle. Il y a trente ans (ce qui représente aujourd’hui la moitié de ma vie) je passai sur l’unique nationale, franchissai des cols dans le blizzard. Je ne me souviens que du froid, de la neige, de mon mauvais équipement, des routes turques, graveleuses, qui freinent l’allure et usent les pneus, des hargneux chiens de bergers. La mémoire est-elle si poreuse ?