Ararat#15: Sur la route
Publié le 26/10/2021
Alors que je tire mon vélo dans une interminable montée sous un soleil cinglant, un jeune automobiliste s’arrête. Il se présente comme un traducteur ayant travaillé quelques années pour la coalition et me prévient également de la dure piste qui m’attend, même difficile pour les 4×4, dont plusieurs personnes m’ont déjà parlé, et des « guérilleros du PKK dont il ne peut prévoir la réaction ». Je lui demande alors s’il y a une possibilité de dormir à son village situé à quelques km et de trouver un véhicule pour le retour. Il finit par me convaincre de faire demi-tour et m’invite dans sa famille. Il m’attendra devant la mosquée me dit-il. Sa maison se trouve à deux pas. Le verger de sa famille a connu la sécheresse cette année, pommes grenades parfois encore blanches, figues à point. Je le questionne sur son job. De traducteur, son état réel rétrécit soudainement. Trois jours par semaine, il donne des cours de kurde à deux jeunes médecins américains. Je vois assez vite les limites de compréhension de l’anglais auxquelles il se heurte. Ses sœurs ne viennent que pour nous servirent le repas du soir, un couscous avec galettes et coriandre frais, yaourt et çai. L’un des ses frères nous rejoint pour le repas. Pour chacun, le téléphone portable vient à la rescousse d’une conversation qui ne trouve pas son fil rouge et permet de terminer la soirée noyant les éventuelles différences culturelles.

Nuit fraîche et agréable, ciel étoilé, à la vue de tous les habitants alentour sur le toit de la maison avec mon hôte, animée d’une petite brise dans ce village cerclé de montagnes. L’appel du muezzin, le chant du coq, le beuglement des vaches, les oies et les oiseaux, puis la lueur du jour me réveillent. Le sommet des montagnes se voit léché par le soleil. J’aimerais pouvoir retenir cette fraîcheur le plus longtemps possible. A défaut, je ressens puissamment la pulsation du jour qui se lève. En Orient peut-être plus qu’ailleurs, tout vient à temps pour celui qui sait attendre. Sa mère se lève pour nous préparer un petit-déjeuner frugal, bol de yaourt, galettes de pain et deux tasses de thé préalablement sucrées. Il me demande les prix de mes vols en avion, comme s’il voulait sous-peser le poids de ma véritable richesse financière. Il a pu emprunter le pick-up de son père, âgé de 70 ans qui fut paysan et peshmerga. Je lui demande celui-ci est déjà monté à bord d’un avion. » Oui, il a effectué le pèlerinage à la Mecque ».
Pourquoi tant de voitures et toujours neuves ? Les revenus pétroliers gonflent artificiellement l’économie, comme sous perfusion, car on ne semble rien produire ici et tout importer. Les magasins ressemblent plutôt à des entrepôts, mais c’est aussi le cas ailleurs au Proche-Orient. Et puis, l’accession à la voiture correspond à un statut social et représente une vision machiste de la vie qui colle bien à la réalité sociale. Il a envie de me présenter les beautés de son pays, le massif du Korek et son remonte-pente, la plus grande chute d’eau du Proche-Orient, plutôt modeste avec la sécheresse passée, et une vue imprenable de ce promontoire sur la Hamilton Highway. Je lui demande alors de me déposer, ce qu’il accepte. Par politesse, je lui demande, comme je l’avais compris, s’il veut un peu d’argent, pour ce service et lui donne l’équivalent de vingt dollars. Nous sommes en réalité tous les deux embarrassés, laissant en suspend une certaine contrariété en moi. La vue est spectaculaire sur le canyon où se faufile l’Hamilton Highway qui relie Erbil à la frontière iranienne.


Galifali ressemble à toutes les villes parcourues jusque-là, s’étalant le long d’une large avenue piquée de lampadaires, de voitures parquées en épis et de boutiques alimentées d’air conditionné. Le pain tandoori est excellent et le boulanger refuse mon argent (la galette vaut 15 centimes). Ma carte allemande est imprécise et parfois fausse. La route pour Râniyah, enfin, tourne à gauche, plein sud. Mangé excellent yaourt de buffalo et galette à l’ombre d’un arbre, à la vue espiègle d’une fillette depuis la terrasse et bientôt de toute sa famille. Difficile de jouir à la fois de l’ombre, du calme et de la discrétion dans ce paysage avec si peu d’arbres. Mais le début de la vallée est traversée par une rivière et des sites de plateformes en bois et rideaux au bord de l’eau où se prélassent les Kurdes en voyage. Elles se suivent et se ressemblent. Musique à fond, cris des enfants et premiers fumets montent des peupleraies. Puis la route vire et monte à l’assaut d’une vallée aride, ponctuée de hameaux et de petites mosquées. Quelques épiceries isolées, refuge des jeunes, dans l’attente de 11h45, l’heure de la prière. La route est alors enfin silencieuse, les voitures rassemblées autour des mosquées. Chaque « rebond » du paysage tait la voix d’un muezzin et m’en fait découvrir une autre. C’est vendredi et l’heure de la prêche. Ces jeunes-là, qui ont une vision très réductrice des choses, me demandent si je suis musulman. Partout, devant l’inéluctable brièveté de nos vies, la simplicité attire, car elle explique le monde dans sa totalité et ne demande aucune réflexion ou remise en question. Elle cimente la collectivité, oubliant peut-être que la religion (en l’occurrence l’Islam), a été comme toujours imposée par les Arabes et d’abord par la force.

La route, en pente déclinante, me fait avancer rapidement. Il fait 34 degrés, je bous comme une pierre chauffée à blanc . Sous peine de me liquéfier comme mon moyeu Rolhoff, il me faut refroidir à l’ombre, en buvant force eau et limonades. J’ai quitté les montagnes vers un monde plus désertique et arabisant.
