Ararat # 2: Mont Artos

Publié le 31/08/2021

Latif aime la montagne et est allé au sommet du mont Artos (3515 m). Il me conduit dans le jardin de sa maison, un verger collectif à peine entretenu. Un vieux canapé, des palettes de bois récupérées forment un table. L’un des ses frères plus jeunes me porte un repas. Pour des raisons que j’ignore, je n’aurai pas accès à la maison et surtout à une douche à laquelle je rêve tant après une journée bien chaude. Je plante ma tente juste avant la nuit tombée et mon vélo trouve place dans un garage fermé à clé. Je suis alors invité à boire le thé à quelques mètres de la table des femmes qui m’accueillent avec de francs sourires. Le père de Latif s’assoit à ma table. Soudainement, il se lève et part. On entend presque aussitôt l’appel du muezzin et je découvre que son père est l’imam du village ! Celui-ci ramène un plateau de prunes qu’il a récolté et des femmes secouent l’abricotier du verger pour récolter les fruits tombés sur une bâche. L’heure est au thé. Mon arrivée a été une surprise bienvenue, tirant de l’ennui et attisant la curiosité. En représentant du monde riche, j’incarne un occasion de voir autre chose que la Turquie, peut-être une ascension sociale. A chacun de mes voyages, je me heurte à cette asymétrie fondamentale d’être né bien nourri et d’être celui qui peut voyager librement. Son père m’évoque Evliyâ Çelebi (ottoman : 1611- 1685) qui fut l’un des principaux voyageurs turc et écrivain en prose du XVIIe siècle. Il a parcouru les terres d’Europe, d’Asie occidentale et d’Égypte pendant plus de cinquante ans.

A 17 ans, j’incarne pour Latif l’amour des montagnes, le désir de liberté. Il se pose plein de questions sur le mariage, cet acte si capital, un rite de passage ultime à ses yeux l’horizon, car il ouvre à la sexualité et à la famille, si prisée. Le fait que je vive à cheval sur plusieurs pays, que ma compagne soit d’une autre nationalité que la mienne, que nous ne sommes pas mariés le trouble visiblement. Finalement, habitons-nous ensemble ? Quelle est la véritable nature de notre relation ? Lorsque je tente de lui dire que nous sommes tous deux êtres atypiques et menons, en quelque sorte, « une vie d’artiste », la situation empire. Ah bon, vous êtes des artistes, c’est dire que vous êtes assez riches pour ne pas avoir besoin de travailler ? Notre échange passe par l’écrit rudimentaire, le seul usage du téléphone comme traducteur porte encore plus à la confusion. Les small talks, échangés de part et d’autre, lus à plusieurs, créent des quiproquos que rien ne parvient, hélas, à nuancer. Réside une montagne d’incompréhension.

C’est à cinq heures du matin que je me réveille et plie ma tente. Latif m’a déjà porté un copieux petit-déjeuner préparé par sa mère. Vers six heures trente, il m’accompagne et me conduit sur le bon chemin, m’indique la voie par où monter. Je pars avec mes chaussures de marche et mes bâtons de ski. Il me faudra 5h30 pour atteindre le sommet marqué par une boîte métallique orange dans laquelle figure un carnet où inscrire la date de son passage. La pente est abrupte, le soleil redoutable. Au fur et à mesure de l’ascension, le lac de Van déploie sa véritable dimension marine Une brise bienvenue rafraîchit un peu l’atmosphère. Les zones de silence se font rares. Ce sommet comme tant d’autres en fait partie, car les Turcs ne sont en général pas des sportifs, ils ne courent pas leurs montagnes, pourtant si proches. Un litre et demi d’eau emporté me suffit juste pour la montée. J’arrive explosé et assoiffé au pied de la montagne dont on aperçoit que l’antécime. Quelque chose de sucré me manque, mes pieds surchauffent dans mes chaussettes de laine, mes jambes fatiguent. La descente m’a paru interminable, me rappelant que le corps n’est qu’un abri précaire.

L’approche de l’Ararat a commencé, la route sera encore longue. Je leur exprime le besoin de me laver après une journée à pédaler et une autre à gravir le mont Artos et mon envie de me baigner dans le lac de Van, même si je ressens une forme d’affront vis-à-vis de l’hospitalité de son père. Toute la famille souhaiterait me retenir mais fini par accepter ma décision à contre-coeur. Je charge tout de même mon vélo et descends au au bord du lac, retrouver le calme et le sentiment d’unité qu’il me procure.