Ararat#14: Frontières mouvantes

Publié le 26/10/2021

Cinq heures du matin, fraîcheur nocturne si prisée. Je m’apprête à monter seul, à vélo puis à pied, au mont Halgurd (3607 m), le deuxième plus haut sommet d’Irak, juste après le Cheekha Dar (3611 m), tout au nord-est du pays. La montée déclare d’entrée son fort taux de pentitude. A la sortie de Choman (535 m), au premier check-post, le jeune peshmerga, pourtant sympa, n’en démord pas. S’en suit un échange écrit via le traducteur de son téléphone portable, mais il reste ferme, quitte à mentir pour me protéger:  » Le PKK est présent et l’armée turque bombarde ses refuges ». Plusieurs guides de montagne rencontrés la veille m’ont confirmé que le seul danger, ce sont les mines, toujours présentes depuis la guerre Iran-Irak (1980-88). En effet, cette région fut l’une des plus chaudes durant cet interminable conflit. Cependant, en suivant l’itinéraire indiqué sur mon portable, je serais de toute façon à l’abri de tout danger, m’avaient-ils certifié. Je tente une bonne heure de négocier, en vain. Le jour se lève et c’est le poing dans la poche que je redescends au compound où j’ai dormi. Ismaël, le gardien du compound, ne s’en laisse pas compter, remonte avec moi en voiture pour sermonner le peshmerga et me laisser passer. Lorsque, vers sept heures trente, je remonte seul à vélo, le premier soldat m’oblige à mettre pied à terre. Cette fois-ci, je m’énerve, le deuxième lui dit de me laisser filer.

La pente est raide. D’abord cinq kilomètres d’asphalte puis une piste de terre battue où quelques véhicules tout-terrain s’escriment à monter, cahin-caha. De nombreuses sources d’eau donnent naissance à des jardins potagers de tomates, de tournesols et de concombres. Je tire souvent mon vélo chargé d’une dizaine de kilos, puis finis par céder et le cadenasser à un panneau annonçant la présence de champs de mines, à 2250 m.

Ararat #14: 1

Restant sur la piste (la marche est alors moins libre et vivante), je poursuis à pied, prenant soin d’éviter les mines, quelques fois signalées par de petites panneaux de métal rouillés. Je parviens à 3000 mètres et il est déjà 13h 30. L’Halgurd me domine de sa masse et de ses 600 mètres. Son sommet est venté, tour à tour dissimulé par des nuages, mais la météo reste stable. J’en ai déjà plein les pattes, aucune envie d’entrer dans la nuit pour le long retour et rien à prouver. Je m’enfonce dans une sieste réparatrice d’une heure. Au réveil, j’en veux un peu au peshmerga de m’avoir volé quelques heures supplémentaires qui m’auraient peut-être permis d’atteindre le sommet, mais le remercie aussi pour m’éviter d’avoir à affronter le champ invisible et menaçant des mines. Omar, un guide local, me dira par la suite qu’ils ont dû par le passé secourir des touristes solitaires sans guide qui se sentant terrassés par la peur d’exploser sur une mine, n’osaient plus faire un pas de côté. Un hélicoptère fut dépêché et ce fut très compliqué. Nous sommes en Orient et les décisions sont rarement expliquées… Je décide de redescendre, partageant ainsi ce sentiment d’inachevé que le Kurdistan irakien me procure depuis mon arrivée.

Le territoire du Kurdistan irakien se voit de facto grignoté par les pays voisins. Juste en face, j’aperçois le Cheeka Dar, irakien, sur lequel l’Iran ne s’est pourtant pas retenu de construire un poste militaire d’observation cerné de barbelés auquel son armée accède par une route d’accès de sept kilomètres. L’armée iranienne a construit des douzaines d’avant-postes et des routes en territoire irakien. Les autorités kurdes et irakiennes reconnaissent ne pas avoir les moyens de les empêcher de nuir…

Le mont Halgurd

Depuis 2015, prétextant la présence du PKK, l’armée turque s’est considérablement installée en territoire irakien. Elle poursuit aujourd’hui sans répit son annexion et consolide son avancée en construisant de nombreux postes militaires, bombarde continuellement des villages kurdes, met le feu aux forêts ou abat des arbres.

A la descente, je passe le check-post et son redoutable gendarme couché à fond de trombe, trompant l’appel insistant de trois peshmergas. Une bête petite « vengeance » pour ce sommet jamais atteint. A vrai dire, au Kurdistan irakien, le plus redoutable des obstacles n’est pas le peshmerga qui m’accueille toujours avec respect et sympathie, mais sans doute le gendarme couché qui jalonne massivement les routes et témoigne des excès de vitesse constants des conducteurs. Quelques fois même, un homme ou une femme se plaçant au centre même de la route, vend des paquets de mouchoir aux automobilistes qui le franchissent au pas. J’arrive à Choman vers 17h30, juste avant la tombée du jour…

Ararat #14:
Choman