Ararat#11: Autre monde ?

Publié le 02/10/2021

Les frontières m’ont toujours fascinées. On croit quitter un monde pour un autre. Dans l’impossibilité de rétablir le continuum des choses, la confusion règne au moment du passage. Tout devient plus difficile à décrypter, surtout, si comme moi, on ne parle ni turc, ni kurde, ni arabe. La vie quotidienne, marquées par des choses qui se sont déroulées sur des terres meurtries sont inscrites dans chaque mode de vie. Et si le temps n’avait été que fractures ? La géographie prend alors corps à chaque tour de roue dans la civilisation de l’or noir qui, de la roue à la déroute, est pourtant bel et bien notre seul système sanguin. Les conflits y prennent naissance au jaillissement de la moindre goutte de pétrole. Les être humains passent au second plan. La guerre a toujours été l’art de s’emparer de richesses fantasmées ou avérées, de territoires, de femmes. Une affaire d’hommes, de conquérants.

Ararat#11: Danse sur un volcan 1

En Turquie orientale, l’armée est omniprésente. Lorsqu’on voyage à vélo, les innombrables postes d’observations, fortins, casernes, murs, barbelés, check-posts, véhicules blindés, soldats, donnent une véritable impression guerrière, d’un État dans l’État, vivant complètement en autarcie, coupé de la population. A l’approche de la Syrie et de l’Irak, ce sentiment se renforce. En position de force, l’armée turque, de facto, a installé bon nombre de bases militaires en territoire irakien. Avec son aviation, ses drônes et les incendies de forêt, elle pourchasse inlassablement les combattants du PKK – une guerre qui ne dit pas son nom.

Ararat#11: Danse sur un volcan 3
La Turquie et son mur frontalier face à la Syrie, de l’autre côté du Tigre
Les peshmergas, littéralement « ceux qui affrontent la mort », sont les combattants des forces armées du Kurdistan irakien.

Sur le plateau ouvert à l’immensité, s’annonce une douane mastodonte, avec son portique massif, telle une assise du pouvoir qui exprime arrogance et laideur. Hommes et marchandises sont d’emblée divisés. Une interminable file de camions immobilisés dans un parc TIR. De nombreux bus, un dernier lieu ou boire le thé, puis quelques guichets pour vérifier les « passaports ». Cette fameuse pièce d’identité vit le jour dans sa première version à l’époque médiévale comme un document requis pour enter aux portes des villes fortifiées. Un chauffeur de bus me fait passer devant les passagers qui se pressent à la fenêtre du guichet. Je pédale ensuite, comme suspendu dans le sas d’une autre réalité, enserré dans une sorte de désert, route démesurément large, parpaings de chaque côté, avant d’être contrôlé une dernière fois par un homme, apparaissant minuscule, assis dehors à pianoter son portable. Juste un pont à traverser et je me trouve face à un militaire bardé de lunettes noires et d’un masque de protection contre le Covid, le fusil mitrailleur en travers d’une épaule. Il me souhaite la bienvenue en anglais puis m’indique un autre homme, sensé faire passer mon vélo à travers les rayons X. La tâche lui paraît malaisée, voire inutile. Embarrassé, voir plutôt libéré de cette perspective, il préfère me poser des questions pour pratiquer un tant soit peu son anglais, en commençant, lui aussi, par me souhaiter la bienvenue. Pour un visa touristique valable 30 jours, il me faut changer payer100’000 dinars irakiens, soit l’équivalent d’à peu près 70.- dollars américains. Le préposé remarque mes gants troués et me demande si je suis à moto. Il finit par inscrire à la main la mention « vélo » en arabe en sus du tampon qu’il appose. Un dernier policier à l’extérieur vérifie mon passeport et je suis « libre » d’entrer au Kurdistan irakien.

Ararat#11: Danse sur un volcan 2

L’asymétrie est visuellement criante entre une Turquie, monstre militaire (à l’économie pourtant fragile à y regarder de près), qui se bat sur tous les fronts et le Kurdistan, région de l’Irak qui a réussi, avec l’appui de puissances étrangères à affirmer son identité et à accéder à une paix au prix de nombreuses vie humaines. La manne pétrolière lui donnant aujourd’hui un appui indispensable avec, hélas autant de corruption intérieure. Une situation qui suscite l’envie chez les nombreux voisins directs et les grandes puissances.

Tout devient plus flou et imprévisible dans cette interminable zone de cambouis aux odeurs d’hydrocarbures, un insistant air chargé qui me poursuivra durant tout mon séjour dans ce pays. Des ateliers de mécanique pour camions à moitié enchâssés bordent cette étalement d’asphalte sans fin. La route, très large (trois présélections dans chaque sens) parcourue avec frénésie par d’innombrables camions chargés de pétrole, de matériau de construction, nourriture et habits en provenance de Turquie, bus et automobiles, souvent d’aspect neuf, un trafic en furie, un air vicié, d’intraitables conducteurs de bolides, un vacarme dont je m’étais alors désaccoutumé. Je roule sur le feu. Tout à coup une voiture de militaire m’arrête sur le côté et m’intime de m’arrêter, suivie immédiatement par une seconde juste derrière moi. J’obtempère. « What are you doing here? » me lance solennellement le commandant encadré par ses hommes en armes, tous des hauts gradés. « I am a travelling » Je lui soumets mon passeport et il constate que je viens d’arriver de Turquie… Courtois, mais sans lâcher un mot de trop, il est à vue de nez un militaire pur sucre. Curieusement, tout le long de cette route enflammée par un trafic en flux tendu sont postés des militaires et des policiers. Trois d’entre eux m’aperçoivent en train de bazarder quelques pierres contre une meute de chiens qui m’a prise soudainement en chasse. Plus loin, le trafic massif en provenance de Dohuk est prié de faire demi-tour, sans explications. Je suis forcé à m’immobiliser et à me mettre tout de suite sur le côté. Une arrivée imminente est prévue : soudainement, le convoi hurlant de Masrour Barzanî, Premier ministre du Kurdistan irakien passe en trombe, force klaxons, sirènes et voitures d’officiels et de peshmergas, survolé par un hélicoptère…

Campagne pour les élections du parlement irakien qui auront lieu le 10 octobre 2021