Ararat#10: urbicide

Publié le 22/09/2021

Suleyman détient l’énergie d’un corps sec de solitaire. Il marche à grands pas, vêtu d’une paire de jeans et d’une chemise blanche sans aucune tâche. A peine ai-je terminé de prendre en photo une mosquée, qu’il m’invite à le suivre, triomphant immédiatement de mon indécision et de ma nuit peu reconstituante. Il tient à la main quelques pains plats, dont un de maïs, un autre sucré et au cumin et veut partager son petit-déjeuner et me montrer son coin. Nous contournons les hautes murailles de basalte de Sur, l’antique cité de Diyarbakir. Au premier abord, Suleyman est un sans abri. Il s’est installé avec ingéniosité au pied des hauts murs. Il s’est parfaitement organisé: une couche pour dormir, un peu de bois pour cuisiner et deux théières incrustées de suie. Il allume un feu, puis ouvre son poulailler d’où s’ébattent coqs, poules et canards comme s’ils avaient été trop longtemps confinés. Il retire quelques œufs, prends quelques tomates dans son jardin constitué de plants de piments, d’ aubergines et d’une gigantesque courge tout en déployant un vocabulaire rudimentaire, sûr en cela que je puisse le comprendre : « Erdogan, fasciste, ils ont coupés tous mes arbres. Je fais partie de ce lieu, leur sève coule dans mes veines. Je suis d’ici, où irais-je ?». Tous les troncs et branches de ses arbres, presque tous, ont été sciés, mis à part quelques figuiers. Son jardin qu’il arrose chaque jour ressemble à une corps amputé. Suleyman est l’un des derniers Indiens qui vit en marge de la ville, mais il n’a plus rien de magnifique  : « Ici même, moi et d’autres avons passé notre enfance, vivions en famille dans nos maisons ombragées, ils ont tout rasés en 2016 ». Ce sont les jardins de l’Hevsel qui s’étendent en contrebas des murailles, sur la rive droite d’un méandre du Tigre Ces terres maraîchères fournissent la ville en légumes depuis des temps anciens puisque les jardins d’ « Amedu » sont cités dans des annales assyriennes du IXe siècle avant notre ère. Il range minutieusement ses habits propres dans des sacs plastique, accuse son président de tous le maux, fais le signe de la victoire en déclamant quelques mots pour le Kurdistan. Puis il me quitte un instant, me laissant pensif face à un lourd silence dans ce lieu qui bientôt disparaîtra sous le coup des pelleteuse, comme une couche de mémoire supplémentaire à jamais enfouie. Je le débusque un peu plus tard, camouflé, à téléphoner depuis une cache où il me montre son réfrigérateur et ses provisions de guerre. Puis il revient, me prépare une omelette, avec ses tomates et œufs « organiques » tient-il à préciser. Me verse du thé. Une pelleteuse arrive sur place, puis un camion et deux. Il me réclame mon numéro de téléphone, se voit déjà en Suisse. Il mime la danse d’un mariage kurde en s’imaginant la Suisse, le pays de Cocagne d’où je viens. Tout, sauf la Turquie. Tout, sauf rester ici.

Je parcours la vielle-ville effondrée, ou ce qu’il en reste et rencontre des tailleurs de pierre, architectes et archéologues, notamment une jeune Turc qui a étudié en Italie et habité Berlin. J’ai visité des base militaires et usines désaffectées et pillées de l’ Union soviétique, des régions sinistrées en France et une centrale nucléaire jamais mise en route à Cuba. A Diyarbakir, je découvre ce qu’est un urbicide, tout comme à Lhassa depuis l’invasion chinoise du Tibet.

Il émane une atmosphère étrange, presque surréaliste de Sur, la vielle-ville de Diyarbakir, capitale culturelle et historique des Kurdes de Turquie. En 2015-16 ont eu lieu des affrontements violents entre le PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan) et l’armée turque qui les a littéralement encerclés, tués ou arrêtés. Une tiers de la population civile, soit 40000 personnes, s’est enfuie pour échapper au conflit. Depuis, le gouvernement turc a profité de l’occasion pour raser des pans entiers de la vieille-ville et ainsi effacer toutes traces du passé. Il a relogé les populations originelles ailleurs dans la ville. En lieu et place de la vieille-ville, il a construit de nouveaux bâtiments en ciment qui pour certains se lézardent déjà face à la chaleur et dont le prix des loyers, est devenu totalement inabordable pour la majorité de la population. En parallèle, il restaure une partie des bâtiments historiques et vendra une fois terminée l’opération, « Diyarbakir – 5ème ville de l’Islam, sur la route de la Soie »… en viellant à ne jamais mentionner la tragédie qui s’y est déroulée…

La nouvelle « vielle-ville » de Sur…