Albanie # 3: Le ciel s’est renversé

Publié le 27/05/2025

Le tourisme serait le Graal, la parole magique qui autorise tout. Mais dans ce pays rural et montagneux, qui reste l’un des plus pauvres d’Europe, le passé est très présent, même si Enver Hoxha (1908-1985), fils spirituel auto-proclamé de Staline, doit se retourner dans sa tombe, lui qui avait prédit une invasion militaire et fait construire quelques 170’000 inutiles bunkers, n’avait pas prévu le tourisme occidental!… Voilà un pays proche, sûr et bon marché qui fait exploser les statistiques économiques via le tourisme, comme un miroir aux alouettes. Le littoral se voit colonisé sans retenue de constructions de vacanciers. En 1991, rien n’a pu retenir les jeunes Albanais.es qui ont fui en se ruant sur des ferries vers l’Italie ou par voie terrestre, marchant vers la Grèce. Rien à perdre, face à la pauvreté, à l’isolationnisme, à ce régime qui soutenait la délation, torturait, déportait dans son territoire même, éliminait froidement.

Mais les fantômes règnent toujours en maîtres d’un pays à la dérive, en proie à une braderie de son territoire. Un ancien aéroport militaire est loué à l’OTAN; sur une base militaire abandonnée, le gouvernement albanais a déroulé le tapis rouge à Meloni qui s’est empressée de faire construire un méga-centre de rétention de migrants à 60 millions d’euros; l’île de Sazan qui abritait 3000 militaires ayant attendu vainement un envahisseur, est en passe d’être vendue au gendre de Trump, la production de cannabis explose et le trafic de drogues dures en provenance de Turquie transite à travers le pays…

Les campagnes sont désertées, je n’ai rencontré plus que les vieux qui n’ont plus la force de partir et de tout recommencer. Les barres d’immeubles communistes menacent de s’écrouler, l’industrie lourde est moribonde. Une forme de tristesse envahit lourdement les êtres, les hommes semblent n’attendre plus rien, attablés au café, tandis que leurs femmes travaillent. L’Albanie que j’ai traversée en plus de 2000 km à vélo, ressemble bien peu à celle présentée sur internet ni même à celle racontée par d’innombrables touristes occidentaux qui m’ont dit être comblés par leur séjour, souvent des rentiers en camping-cars.

A Dhërmi, je me retrouve le seul à monter ma tente au camping « Paradise », tenu par Roland, un jovial Albanais. La journée durant, il écoute de la musique grecque, ce qui lui rappelle ses vingt ans passés en Grèce. Il a hérité de ce terrain planté d’oliviers de son grand-père et y tient mordicus. Il n’y a pas si longtemps encore, on voyait la mer. On l’entend encore. La saison n’a pas encore débutéeSon oliveraie se voit cernée sur trois côtés par des immeubles en construction. Bruit, poussière, incessant défilement de camions: on ne recule devant rien pour blanchir son argent. Juste derrière sa cuisine, on a creusé un immense trou. Personne ne sait quand il sera rebouché. Une affaire de chantier à l’arrêt, entamé sans permis et sans dessous de table… La bétonisation avance à marche forcée et accentue gravement l’érosion naturelle de ses 465 km de littoral. L’un des propriétaires d’un futur complexe hôtelier aurait proposé 1,5 million d’euros à Roland pour acheter son terrain, mais il n’a aucune intention de vendre. On le prend pour un fou de ne pas accepter une telle offre. Il est peut-être bien le dernier « Indien » de Dhërmi.

Je me suis baigné dans la mer Adriatique, ai poursuivi une languissante lecture de Le général de l’armée morte d’Ismaël Kadaré. En revenant à pied au camping, j’étais content d’y passer une seconde nuit et retrouver Roland qui me préparait un simple repas, salade grecque et frites, avec toujours le mot pour rire. J’étais tout sauf pressé de quitter son état d’esprit. Et puis le lendemain, un col perché à 1000 mètres m’attendait, tournant définitivement le dos à l’Albanie méridionale, sous forte influence grecque.

En Albanie, le tourisme avance tous azimuts, les bords de route croulent sous les déchets, l’eau potable se raréfie, la moindre transaction inclut une forme de corruption institutionnalisée. Mon regard butte parfois sur une étoile rouge et l’inscription suivante: « Enver Hoxha, 1908-immortel »… Le ciel s’est renversé.