Albanie #0: L’enfer Hoxha
Publié le 05/04/2025
Au début des années 1980, je traversai trois fois à vélo l’ex-Yougoslavie, « le Pays des Slaves du Sud » qui fut le seul pays communiste situé à l’ouest du rideau de fer, si l’on excluait l’Albanie qui était alors hermétiquement fermée par une frontière électrifiée. Elle m’apparaissait comme une pièce manquante du puzzle balkanique. Je longeai sa frontière remontant vers le nord depuis la Grèce, via la Macédoine, le Kosovo, le Monténégro qui n’étaient pas encore devenus « indépendants »et constituaient avec d’autres, la République fédérative socialiste.

L’Albanie fut une dictature extrême, avec un endoctrinement militaire depuis le plus jeune âge. Enver Hoxha, dont le maître fut Staline, revendiquant la pureté absolue de sa filiation à l’idéologie marxiste-léniniste, finit par se brouiller tour à tour avec tous les grands de son camp: Tito, Kroutchev puis Mao, leur reprochant haut et fort de trahir la voie qu’avait tracée son modèle…
Il institua une peur viscérale d’une police secrète, la très redoutée et invincible « Sigurimi », usant de la technologie d’écoute de l’époque, allant jusqu’à traquer ses opposants, les torturer, les envoyer dans des goulags loin de la capitale, de les fusiller et d’encourager la délation au sein même des familles. Il purgea ses plus fidèles lieutenants et premiers ministres à plusieurs reprises, n’hésitant pas et sans aucun scrupule à les faire juger pour haute trahison, à les tuer ou à les pousser au « suicide »…

Il fit construire des couloirs souterrains reliant ses ministères et un immense bunker secret à cinq kilomètres de son domicile, censé l’abriter avec sa nomenklatura en cas d’attaque nucléaire. Tout sa vie il fut obsédé par l’idée d’une attaque imminente d’un agent extérieur, prédiction qui ne s’est jamais réalisée et qui lui a servi à se maintenir au pouvoir absolu en enrégimentant son peuple dès la fin de la IIème Guerre mondiale jusqu’à sa propre mort en 1985. Sa femme jouant à nouveau d’intrigues, réalisa un plan diabolique pour se maintenir au pouvoir et instituer le premier ministre de son choix… jusqu’en 1991.
Des manifestants déboulonnèrent alors sa statue d’une hauteur de dix mètres. Comment les Albanais.ses digèrent-ils aujourd’hui ce traumatisme dû à un régime d’un arbitraire et d’une violence inouïe, auquel un certain nombre d’entre eux.elles ont pourtant activement contribué?
On dit toute sorte de choses au pays des Aigles à propos de nombreuses hautes tours excentriques construites ou en plein chantier, commanditées à de prestigieux architectes à la notoriété internationale qui poussent comme mauvaises herbes au centre même de la capitale, détrônant en grandeur tous les autres symboles statufiés: Skanderberg, le héros du roman national albanais et mère Thérésa par exemple. La mégalomanie enveriste qui a pris racine dans l’idéologie des Jeunes Turques (responsables du génocide arménien, assyrien et grec) est désormais financière… Soit, concrètement, des bureaux destinés à rester vides. On a vu cela ailleurs, à Grozni par exemple – un paradis pour blanchir l’argent sale?

En attendant, à la recherche du temps perdu, le pays a du mal à se défaire de ses fantômes et d’entrevoir cet « avenir radieux », tant martelé par Enver Hoxha de son vivant. De nombreux Albanais.es se sont déjà exilés.ées pour vendre leur force de travail et contribuent à l’économie du pays. On dit la mafia albanaise travailler main dans la main avec la puissante ‘Ndrangheta calabraise.
La ville de Tirana n’a en soi pas de véritables choses à offrir au voyageur étranger à l’exception de la visite, entre autres, de l’ancien centre d’espionnage de la Sigirumi (la police secrète), de l’appartement d’Ismaël Kadaré, d’un bunker géant, d’une place centrale vide et un nombre incalculable de cafés. Le Bunk’Art 2 de Tirana attribue cette citation à Primo Levi: « Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre.»
Dans la maison des Feuilles, ancien centre d’obstétrique, qui abrita par la suite la redoutée Sigurimi de 1943 à1991, on a inscrit aujourd’hui en exergue: « The past never die, it is not even a past » (W. Faulkner) et « To the extend that the pas can indeed be ‘evercome’, this can be achieved only by telling what hapened » (A. Harendt).

Cela, c’est pour l’histoire. Juste avant de mettre le pied à l’étrier, quitter l’équipe chaleureuse du Tirana Backpacker Hostel et aborder la géographie physique et humaine de ce petit pays (2/3 de la Suisse environ ou l’équivalent de la superficie de la Bretagne) même si le leader maximo albanais se rêvait à la tête d’un grand pays vraiment communiste. Un petit tour qui me permettra de prendre, je l’espère, un tant soit peu la température actuelle du pays (30 ans après qu’il retrouva sa parole et ses paroles), à pouvoir mettre de multiples visages et paysages sur une âme albanaise traumatisée.

Et pour finir sur une note joyeuse, une petite anecdote cycliste: dans le bunker géant, on découvre une bicyclette de fabrication chinoise. Un vélo de marque « Forever », modèle « Light roaster », produit à la fin des années 1960, répertoriée à l’international stock exchange. Ce type de bicyclette (très rare de nos jours) faisait partie d’un envoi d’aide délivré par la Chine maoïste à l’Armée de Libération d’Albanie, et fut utilisée pour examens cardiologique des soldats (test de stress), est-il précisé.
