Carnet de route Afrique-Asie #2: La certitude d’avoir gagné une bataille climatique

Publié le 10/10/2022

AVENTURE (2) – Claude Marthaler a quitté le brouillard de la plaine du Pô pour embarquer pour l’Afrique.

C’est un jour décisif: celui du col. Bien que je ne les compte plus, pour Nathalie, il s’agit du premier avec autant de bagages. Son vélo pèse 50 kg, le mien 62. Nous empruntons l’ancienne route sous un soleil lumineux Le pont de Granter et bien plus haut une suite de tunnels nous ramènent vers l’épopée d’ingénierie que cela a représenté pour le pays. Notre lenteur couplée à notre effort consenti confère à nos bicyclettes les propriétés d’une formidable machine à remonter le temps. Je repense au fabuleux récit « Au Saint-Bernard en tricycle » de Hornung et Graz » (1885) et d’une certaine manière, je m’en sens proche par notre vulnérabilité face au col du Simplon.

Le Valais aura fait partie de tous mes départs, mais déjà le vent froid qui ouvre notre souffle à un ciel clair élargit notre horizon. La masse de l’hospice, de facture monumentale, est déjà dans l’ombre et contraste avec la légèreté de notre habitat futur, notre tente. Les pointes des sommets alentour, le Monte Leone (3552 m) et le Breithorn (3380 m) reçoivent les dernières touches de lumière. Au matin, emmaillotés de plusieurs couches, le froid cristallin et la pente parfaite nous entraînent sans retour. A cette vitesse, nous sommes à mile lieux d’imaginer l’histoire de cette route qui fut une véritable épopée. Sentier muletier attesté dès la préhistoire, cette voie de communication allait gagner en importance sous l’impulsion de Napoléon. Le coup de pelle initial à ce premier axe carrossable à travers les Alpes fut donné le 26 mars 1804 et devint un an plus tard la voie la plus directe entre Paris et Milan. Une plaquette atteste que…. Napoléon lui-même aurait bu un verre de lait le 27 mai 1807 à l’auberge de Gabi!

Désoeuvrés dès la construction du tunnel en 1906, les « casseurs de pierre, balayeurs de neige, cochers et voituriers », essentiellement de habitants de la région, ont été contraints d’émigrer aux Etats-Unis pour survivre. Adieu les trois cents chevaux et les quatre diligences qui franchissaient quotidiennement le Simplon! Autre vitesse, autre époque, autre voyage…. Aujourd’hui, son passage ressemble à une formalité, tout au plus à une épreuve sportive pour un cycliste, mais pour nous, c’est véritablement le début du voyage. Les montagnes s’estompent une à une laissant apparaître une large plaine de rizières piquées d’imposantes haciendas, souvent à l’abandon. Telle cette maison fortifiée ayant appartenu vers 1400 à Francisco Sforza, duc de Milan, qui attire notre regard. Fatigue aidant, nous trouvons refuge dans la cour du domaine où les pigeons roucoulent dans les mâchicoulis. Pour moi, c’est un bivouac idéal; pour Nathalie, dormir sur les catelles d’une pièce abandonnée n’est guère réjouissant. Mais la nuit tombe et il ne s’agit plus de savoir qui a tort ou raison. Finalement, nous dormirons comme des loirs. Dans cette région connue pour son riz « Arborio » et qui fait difficilement face aux importations venues de Chine ou de Thaïlande, une grand-mère juchée sur une bicyclette brinquebalante s’étonne de notre itinéraire. Elle nous demande pourquoi nous n’empruntons pas tout simplement l’autostrada. Plus loin, une cloche d’église sonne avec tant d’intervalle que l’on devine encore le curé tirant sur la corde!

Enfin arrive la plaine du Pô plongée dans son brouillard coutumier. Le paysage froid et lugubre démotive. Nathalie qui en a marre et ne désire qu’une chose: une douche, une vraie. A Novi Liguri; la visite du « museo dei compionissimi » dédié à Fausto Coppo, l’enfant du pays, nous fait oublier pour un moment ce temps maussade. Ici ou là; nous faisons halte dans des auberges qui sentent bien le terroir. Dans l’une d’elles, le patron nous avoue sa passion de porter à 4 hommes une croix de 150 kg sur 8 km 400! Dans une autre, c’est Adam Lopez, le champion d’Italie 1992 des pizzaioli en personne (le plus rapide et le meilleur) qui nous accueille!

Enfin nous basculons par le col de Boccheta vers Gênes et la Méditerranée avec la certitude d’avoir gagné une bataille climatique. Demain, nous embarquons pour l’Afrique et le soleil.

Claude Marthaler, Tunis, 23 octobre 2005, km 560

La Liberté, octobre 2005