Carnet de route #4: « L’ Afrique réunie pour nous accueillir »

Publié le 18/10/2022

CARNET DE ROUTE (4) – Claude Marthaler et sa compagne Nathalie sont passés de la Tunisie à la Libye. De la culture berbère au ballet de l’essence ente le nain tunisien et le géant libyen. Cinq heures pour faire 34 km.

Le soleil se glisse derrière une palmeraie constituée de centaines de palmiers-dattiers et projette nos ombres vacillantes sur le bitume. Nous abordons la traversée des 80 km du Chott-El-Jerid (un désert de sel) un peu comme celle d’une mer. Saupoudré de soleil, le sol nous renvoie une lumière crue. « C’est le meilleur moment de la journée », s’exclame Nathalie lorsque nous pique-niquons comme des naufragés volontaires dans un paysage sans repères propres à nous faire oublier le temps. Si seulement il n’y avait pas ce foutu vent de face!

LES GALERIENS Nathalie trouve la pratique du vélo une « activité besogneuse de galérien » confirmant sans s’en rendre compte l’intuition de Bruce Chatwin. Cet écrivain découvrit l’origine commune des mots « travel » (voyage) et travail. Elle en a parfois « plein le dos », malgré le slogan de sa selle Brooks imprimé sur son flanc: « Conquest all terrains! »

La récolte des dattes bat son plein. Les cueilleurs gravissent leurs troncs pieds nus puis tranchent les dattes à la machette. Les bergers, eux, parcourent inlassablement ces immensités désertiques qui naissent au pied des palmeraies pour ne mourir on ne sait où. Ils tirent de leur besace deux aliments: le lait de chèvre et les dattes.

A l’oasis de Douz, nous décidons de nous séparer temporairement. Nathalie désire rendre visite à sa mère qui habite l’île de Djerba. En inconditionnel du vélo, je poursuivrai seul, un peu déçu de son choix et réjoui à la fois de retrouver un rythme plus cadencé et personnel.

MUSEE BERBERE Au village de Tamezret, un Tunisien me conduit dans sa maison qu’il a transformée en musée de la culture berbère. Des passages souterrains qui abouttissent sous les lits des chambres troglodytes unissent les trois niveaux de son village perché sur une colline. Ils permettaient aux habitants de fuir devant une éventuelle invasion.

Mon interlocuteur me montre avec force explications des carrés de tissu bordés qui forment la dote offerte par le mari à sa future femme. Comme pour montrer la liberté accordée aux femmes berbères, il me déclare: « La femme est libre de divorcer… mais dans ce cas elle rendra la dote! »…

Je luis demande où planter ma tente en sécurité et il me dit qu’il n’y a pas de problèmes tant que je ne dépasse pas le prochain village. « Sinon, ils (sous-entendu les Arabes) vont te tirer par la manche dans leurs maisons, t’inviter à photographier leurs mères vêtues de leurs habits traditionnels pour te réclamer de l’argent! » Je perçois entre ses lignes l’animosité des Berbères (les habitants originaux de l’Afrique du Nord), christianisés puis islamisés par les Arabes venus de l’est.

LA GUERRE DES ETOILES Le paysage porte si bien la désolation qu’ici même ont été filmées quelques séquences du film « La guerre des étoiles ». A Matmata comme dans d’autres villages, une piscine au bleu captif, annonçant un hôtel 4 étoiles, contraste méchamment avec cette région aride.

Sitôt bifurqué sur une piste, je me retrouve solitaire plongé dans un monde de montagnes pelées où une altitude d’à peine 400 mètres permet déjà d’embrasser le désert d’un oeil de caméléon. Un adolescent laboure son champ derrière son cheval à l’écoute de son « cassetophone » à piles posé à même la terre. Sur un fond de rock’n’roll crépitant, il me fait deux signes universels: le V en allers et retours vers sa bouche (As-tu une cigarette?) puis frotte son index (As-tu de l’argent?). De pierre, de terre et de sable, la piste se renfrogne dans son silence sans âme qui vive. Dans ses cahots, elle reproduit les affres du relief en miniature. Il me faudra 5 heures pour couvrir ces 34 maigres kilomètres.

A VOIX D’HOMME Le minaret d’un village léché par le soleil couchant et absent de ma carte m’indique la présence d’un lieu habité. Il est si petit que l’appel de la prière se fait encore à voix d’homme, les mains jointes en porte-voix.

A l’unique café, colonisé par des hommes plus affairés les uns que les autres à jouer aux dominos, au backgammon ou massés autour de l’unique télévision, mon irruption soudaine déclenche l’étonnement. La commande d’un « cappucin » (café-crème) me tire délicieusement de mon isolement. Boualidi, un jeune dont je pourrais être le père, engage le dialogue puis m’invite à passer la nuit dans sa famille.

A peine arrivé, j’entrevois toutes les femmes disparaître à travers la cour intérieure, comme un surprenant principe humain des vases communicants. Boualidi me parle de sa situation de jeune célibataire sans travail. « Il n’y a pas de solution, mais rien n’est impossible. » Il oscille entre espoir et résignation dans ce paysage rocailleux qui requiert, je le devine, une bonne dose de fatalisme. Ses phrases se terminent invariablement par un Incha’Allah! (Si Dieu le veut!), expression prononcée avec emphase et dont on abuse volontiers.

COMME LE CHAMEAU A Chemini comme à Diouret, les anciens villages se sont constitués autour de proéminences. Sorti d’une boutique, Mohammed sur sa mobylette puis décide à ma place qu’il est temps de manger. Ce que j’accepte volontiers: dans un tel voyage, on adopte bien vite la technique dite du chameau: faire des réserves dès qu’il est possible! Sa mère nous porte bien vite un couscous, de la limonade, suivi de fruits et de café. Mohammed aime ce désert qui l’inspire et ne cesse de prêcher l’Islam entre deux cuillerées de semoule. En tant que professeur d’éducation civique, il brosse à grands traits des siècles de civilisations, un thème que j’apprécie. Il dit aimer tout le monde puis, marquant un temps d’arrêt, rajoute « sauf les Juifs », et rectifie: « Sauf les sionistes! » Il considère la Tunisie à la pointe des pays arabes et à la traîne des pays européens.

L’ATMOSPHERE LOUCHE DES FRONTIERES

Je retrouve Nathalie et après quelques jours de repos, nous quittons l’île de Djerba par la « voie romaine », une digue construite à l’époque longue de 8 kilomètres qui sépare le golf de Grara de la Méditerranée. Hérons, cormorans et flamands prennent leur envol à notre approche.

A El-Gherdane, une atmosphère louche et typique des frontières flotte dans l’air. Cette ville ne semble vivre que de deux métiers: trafiquant d’essence et changeur de monnaie au noir. Une station-service a rendu l’âme, l’autre est déserte: et pour cause! Des vendeurs d’essence clandestins mais tolérés s’alignent sur neuf kilomètres, présentant des bidons, un tuyau pour syphoner et de l’essence défiant toute concurrence (le prix du litre officiel = un dinar tunisien, environ 1 franc suisse). Dès la nuit tombée, ils s’éclairent d’une ampoule logée dans un jerrycan rouge, semblable alors à des entrées de maisons closes!

Le long de la route, des changeurs agitent d’une main des liasses entières de dinars libyens et tiennent de l’autre une calculette. Dans leur ultime soupir, d’innombrables voitures brinquebalantes nous frôlent d’un cliquetis fébrile.

Au derniers check-posts, la « garde nationale » nous offre pain et eau minérale, mais feint d’oublier, pour notre bonheur d’ailleurs, qu’en Tunisie on a coutume lors d’un départ, de de jeter une baquet d’eau à l’arrière d’un véhicule… pour que le ressac ramène ses occupants une autre fois! C’est ainsi que nous quittons imperceptiblement les pays du Maghreb (le couchant) pour ceux du Machrek (le levant). CM

LES LIBYENS ONT SOIF DE CONTACT

A la frontière libyenne, personne n’est à même de dire combien de temps survivront encore ces Peugeot déglinguées qu’on pousse à la main pour atteindre le guichet. Ces véritables « tankers » roulants s’apprêtent à se gorger d’essence libyenne. A 150 millimes (environ 15 centimes suisses) le litre, ils auraient tort de s’en priver! Leurs chauffeurs abordent le douanier de faction avec leur passeport tunisien et une bonne poignée de billets de 50 et de 100 euros, la monnaie refuge. Pour une fois, il ne s’agit pas de corruption, mais de tout simplement prouver qu’on es solvable. L’un d’eux m’avoue avoir aménagé sa « caisse » avec deux réservoirs qui totalisent une capacité de 300 litres, qu’il remplira pour la somme dérisoire de 45 dinars libyens! Il lui suffira d’arroser les douaniers au retour avec un billet de 5 dinars pour que ceux-ci ferment l’oeil.

Passé le premier contrôle devant un portrait mural du « leader de la révolution », on nous arrête aux suivants non pour vérifier nos passeports, mais pour engager une conversation en anglais. Une file de camions IVECO semble immobilisée pour l’éternité. A l’inertie des douaniers réponds la frénésie des conducteurs qui se prennent en chasse dans des carlingues pourries. Celles échouées au bord de la route ont toutes les capots ouverts qui cachent une tête engloutie au chevet de leur moteur. On s’arrête pour trois autres raisons: à l’heure de la prière, pour le pique-nique ou faire le plein d’essence…

La station d’essence de Bukamash, ouverte 24h/24, est une vraie mine d’or. La file incessante de véhicules qui s’y forme pourrait témoigner d’une grave pénurie. Mais en réalité, on assiste à un ballet d’allers-retours entre le nain tunisien et le géant libyen auquel la richesse de son sous-sol a souri.

Au restaurant qui jouxte la pompe, son caissier soudanais nous nourrit à l’oeil et nous loge dans une cour intérieures. Nous nous lavons à la douche de la mosquée gardée par un Mauritanien hilare. Un Egyptien nous montre son magasin de fleurs en plastique. L’Afrique entière semble réunie ce soir pour nous accueillir! Je sens malgré tout, pour l’avoir traversée en deux ans à vélo, combien utopique me paraît le projet du bouillonnant colonel de former un jour l' »unité africaine ».

La route fréquentée est bordée de gravats de chantiers, de carcasses rouillées de sacs plastique qui claquent au vent, de pneus carbonisés, de détritus. Mais quand ce « paysage-poubelle » finira-t-il?

Au loin, des hautes flamèches annoncent une raffinerie, rien d’étonnant dans ce pays qui vit à 95% des hydrocarbures. Tout semble plus distendu, vague et cahotique qu’en Tunisie: les bâtiments de briques et de ciment à moitié achevés, les devantures d’échoppes encombrées de cartons, les ruelles de la première ville rognées par le sable. Dans le même temps, les gens nous paraissent plus proches: ils abusent de leurs appels de phares, de leurs klaxons pour nous souhaiter la bienvenue. Des pouces levés sortent à travers les vitres abaissées des voitures. Dans ce paysage aride et écrasé par un ciel nuageux, les Libyens ont soif de contact.

>Claude Marthaler, Tripoli, Libye, 26 novembre 2005, km 2251.

La Liberté, 14 décembre 2005